Voilà vingt-cinq ans que la trilogie Welcome in Vienna de l’Autrichien Axel Corti attendait la sortie qu’elle méritait sur les écrans français. En 1986, seul le troisième volet de ce triptyque admirable sur l’exil juif autrichien pendant la Deuxième Guerre mondiale avait connu une diffusion en salles. Saluons l’initiative courageuse du distributeur qui sort aujourd’hui l’intégralité des films dans une version restaurée.
Chef d’œuvre méconnu d’un cinéma autrichien plus souvent loué pour ses drames intimes que pour ses fresques historiques, cette cruelle épopée en trois actes exhume une mémoire refoulée de l’histoire des Juifs autrichiens pendant la guerre. Tout commence par une sombre nuit de cristal durant laquelle le jeune Ferry Tobler (Johannes Silberschneider), caché dans une cave, évite la rafle mais assiste à travers un soupirail au lynchage de tous ceux qui n’ont pu échapper aux nazis dans la cour de son immeuble. Parmi eux, son père qui décède de ses blessures. Contraint à l’exil, le jeune Ferry s’embarque dans une fuite effrénée à travers une Europe gangrenée par le nazisme. Sur sa route, il rencontre le bien nommé Gandhi (magnifique Armin Mueller-Stahl), soldat allemand anti-nazi échappé de Dachau, qui le prend sous son aile. Arrivés à Prague, ils sont recueillis par Alena (Barbara Petritsch), une résistante tchèque qui doit bientôt fuir avec eux tandis que les troupes d’Hitler avancent sur la ville. Improbable trio à la dérive, ils échouent à Paris où loin de les accueillir en réfugiés, le gouvernement français traque sans répit ces sans-papiers et les parque dans des camps d’internement en attendant l’invasion allemande.
Librement inspirés de la vie du scénariste Georg Stefan Troller entre 1938 et 1946, les personnages de Wohin und Zurück racontent une histoire oubliée de la Seconde Guerre mondiale, celle des migrants : exilés juifs, résistants allemands de la première heure, réfugiés ballottés de consulats en camps d’internement, traités en parias et livrés aux bourreaux qu’ils cherchaient à fuir. La scène d’ouverture où le jeune Ferry, Candide devant l’horreur, assiste au massacre des siens la nuit du 9 novembre 1938, a été vécue par Troller. C’est même le premier souvenir qui lui revint en mémoire quand Axel Corti, avec qui il avait collaboré à plusieurs reprises (notamment sur un docu-fiction narrant l’ascension d’Hitler), lui demanda d’écrire quelque chose de plus personnel. Troller, devenu correspondant de la ZDF (deuxième chaîne de télévision allemande), s’installa devant sa machine à écrire et commença le récit de son exil de sept ans jusqu’en Amérique et son retour à Vienne dans l’uniforme des GI. Dieu ne croit plus en nous, premier épisode de la trilogie, le représente sous les traits d’un adolescent inquiet, Ferry Tobler, que la guerre n’épargnera pas. Arrivé sur un cargo de tôle fragile à New York, il se noie à quelques mètres de la terre promise dans les premières minutes du deuxième volet de la trilogie, Santa Fe, qui s’ouvre sur la découverte d’un nouveau monde aussi sombre que l’ancien. Nul héroïsme dans ces récits d’exil. Il n’est pas de salut pour les justes.
Procédé remarquable que cette disparition des personnages rattrapés par l’histoire au cours d’un exil qui est aussi une quête de soi. Le montage même devient pour Corti un processus emblématique de la reconstitution de cette mémoire trouée, insérant des images d’archives dans un récit tourné dans un noir et blanc granuleux évoquant plus un film des années 1940 qu’une fiction télévisée des années 1980. C’est sous un nouveau visage que s’incarne la mémoire de Troller dans Santa Fe, celui de Freddy Wolff (Garbiel Barylli). Ferry et Freddy, aux prénoms si proches, pourraient être les deux visages d’un même homme, celui, candide, de l’enfant jeté dans la violence de l’histoire « avec sa grande hache », et celui, résigné, de l’apatride qui a compris qu’il n’y avait plus de salut sur cette terre. Débarqué à New York avec d’autres migrants autrichiens pleins d’espoir, Freddy découvre une ville étouffante où tous les moyens sont bons pour survivre. Dans cette nation d’immigrés, le jeune homme cherche en vain des parents en parcourant les listes d’homonymes sur l’annuaire téléphonique. Si le réalisme âpre et le noir et blanc fuligineux de Dieu ne croit plus en nous évoquait le Rossellini d’Allemagne année zéro, la galerie de personnages loufoques pris dans les rais de la fatalité de ce deuxième épisode a des airs lubitschéens. Autrefois intellectuels reconnus ou bourgeois confortablement installés, les exilés viennois endurent les humiliations de leur statut d’immigrés dans une nation dont ils ne maîtrisent ni le langage ni les codes. Réfugiés dans le seul café viennois de la ville, ils sont contraints d’accepter toutes sortes d’emplois sous le haut patronage de Mrs Shapiro. Popper, le photographe qui héberge Freddy, doit se contenter de portraits d’identités en attendant le grand reportage qu’il rêve de voir publier dans Life, tandis que l’acteur Feldheim (irrésistible Ernst Stankowsky), ne maîtrisant pas l’anglais, est confiné aux rôles d’animaux, ce qui ne l’empêche pas d’aboyer sauvagement. Dans cette existence de petites humiliations, l’ironie de l’histoire n’est jamais loin, comme lors de cette scène où Feldheim se voit enfin doté d’un rôle d’être humain… pour incarner un officier nazi à Hollywood. Figure la plus pathétique de cette humanité rampante, le docteur Treumann incarne l’exilé qu’ont dépeint Brecht et Benjamin. Écrivain devenu épicier, il meurt à sa table de travail, incapable d’achever le grand roman dans lequel il voudrait inscrire sa mémoire d’une culture autrichienne dont les mots et la langue lui échappent peu à peu.
La rutilante cité de la côte Est n’a guère mieux à offrir à ces nouveaux arrivants qu’une vie de misère et Freddy se prend à rêver d’une vie meilleure à l’Ouest, comme si Santa Fe pouvait incarner le rêve américain que lui refuse New York. Pour ne pas finir rongé par l’exil comme le vieux Treumann, il s’engage dans l’armée américaine et retourne en Europe. Dans Welcome in Vienna, ultime épisode du triptyque, Freddy, devenu américain à la faveur de son enrôlement chez les GI, revient à Vienne pour y trouver un champ de ruines et les visages hagards de ceux qui autrefois le conspuaient et revendiquent désormais le statut de victimes de guerre. Avec son ami George Adler (Nicolas Brieger), un juif berlinois communiste, ils découvrent avec horreur les petits arrangements de l’après-guerre, dont la reddition négociée d’un colonel nazi en échange des services qu’il peut offrir à la CIA leur donne un avant-goût. Aussi éloigné des figures exemplaires des Bourreaux meurent aussi de Fritz Lang que du didactisme de Verboten de Samuel Fuller sur l’Allemagne d’après-guerre, le dernier volet de la trilogie d’Axel Corti évoque plutôt l’atmosphère poisseuse de la Vienne du Troisième Homme de Carol Reed. Tandis qu’Adler incarne l’« homme à la conscience souple » de l’après-guerre troquant ses idéaux contre un cynisme sans fard, Freddy ne peut se résigner à savoir les bourreaux d’hier impunis. Idéaliste dans un monde d’opportunistes, il assiste impuissant à la réhabilitation des anciens nazis au sein de l’appareil politique et culturel, farce grotesque dans laquelle chacun joue sa survie. Il ne peut y avoir d’«Autriche année zéro » là où chacun s’entend à occulter une mémoire qui pourrait révéler la culpabilité de tous.
Cet ultime épisode a des accents brechtiens tant la duplicité des personnages s’y trouve sans cesse rejouée à travers des dispositifs de mise en abyme, comme la mise en scène de l’ancien nazi Stodola sous les auspices de l’armée américaine qui veut redonner ses lettres de noblesse à la grande culture viennoise, tandis qu’un peu plus loin, on abat les arbres centenaires du cimetière où repose Mozart. Dans Welcome in Vienna, Axel Corti, ancien dramaturge du Burgtheater de Vienne, figure controversée de la télévision autrichienne et allemande ne rechignant jamais à aller déterrer les souvenirs que d’autres auraient préféré laisser dans l’ombre, trouve le ton d’une formidable charge contre l’indifférence et l’oubli, sans didactisme ni moralisme. Sans conteste le plus sombre de la trilogie, Welcome in Vienna clôt l’une des réflexions les plus puissantes au cinéma sur la nature humaine, loin des poncifs d’un héroïsme de commémoration.