L’assassinat en juin 1942 par des résistants tchèques de Reinhard Heydrich, bourreau de la Tchécoslovaquie et l’un des plus fidèles serviteurs du régime nazi, est rarement relaté par les manuels d’histoire, déjà bien occupés à retenir les terribles faits de cette époque noire de l’humanité. En 1943, elle marque pourtant l’esprit de deux grands génies du cinéma allemand exilés aux États-Unis pour cause de non-adhésion à l’idéologie hitlérienne. Douglas Sirk signe alors son premier film américain, Hitler’s Madman, qui raconte la sinistre histoire du village de Lidice, rasé de la carte et dont les habitants mâles furent tous exterminés, après avoir vus leurs femmes et leurs enfants envoyés en camp de concentration en guise de représailles. Avec Les bourreaux meurent aussi, Fritz Lang donne une version très personnelle (et fausse historiquement, quoique cela n’ait pas beaucoup d’importance) de l’événement. Chargé d’idéalisme à une époque où l’on en avait bien besoin, ce film est aussi un chef d’œuvre du suspense langien. On comprend pourquoi le cinéaste en avait fait l’une de ses œuvres préférées.
Avec Hitler, objet de la satire féroce de Chaplin dans Le Dictateur (1940), de Lubitsch dans To Be or Not to Be (1943) ou risquant d’être tué avant l’accomplissement de son destin dans le fabuleux Man Hunt de Fritz Lang lui-même, Heydrich était un morceau de choix pour la propagande anti-nazie de Hollywood. Fou sanguinaire, il participa avec passion à l’élimination des SA en 1934 lors de la nuit des longs couteaux, et surtout joua un rôle déterminant dans la planification et l’organisation de la Shoah. Profondément antisémite, il alla jusqu’à faire vérifier par une commission nazie la pureté de ses origines allemandes… Fritz Lang ne concentre pourtant pas son film sur ce personnage, qui n’apparaît que dans les premières minutes ; au fond, il n’est que le symbole de la barbarie hitlérienne, que ses subordonnés relayeront après son assassinat.
Cette barbarie, Lang la décline par des faits historiques avérés, et notamment par le recours récurrent à l’exécution d’otages dans les pays sous protectorat allemand, comme la Tchécoslovaquie, dont le peuple était considéré comme une race inférieure (la pancarte « interdit aux Tchèques et aux chiens » devant la devanture d’un night-club parle d’elle-même). Sans appuyer le propos pédagogique, Lang montre d’abord comment l’Allemagne se servait du pays comme d’une usine, n’ayant aucune considération pour les locaux, qui devaient « collaborer » unilatéralement, sans garantie d’en être récompensés. Mais, à la différence du film de Sirk, Hitler’s Madman, moins réussi, Les bourreaux meurent aussi est entièrement dépourvu de pathos. La scène de torture psychologique d’une vieille épicière par la Gestapo n’a rien de larmoyant ; le film de Lang est avant tout une apologie de ceux qui surent rester dignes dans une période où il était plus facile de se laisser aller à la faiblesse…
A contrario de ce qu’on aurait pu attendre, Lang ne concentre jamais son film sur la description des horreurs nazies. Toutes les exécutions d’otages sont suggérées, les actes antisémites ne sont quasiment jamais évoqués. Le cinéaste se permet même de montrer les représentants de la Gestapo sous un jour quasi comique, comme dans cette scène où, espionnant par l’intermédiaire de micros l’appartement de la jeune femme soupçonnée de complicité dans le meurtre d’Heydrich, ils se rendent compte – croient-ils – qu’elle n’est au centre que d’une banale histoire d’amour. Car Les bourreaux meurent aussi, avant d’être une œuvre de propagande, est surtout un formidable film de suspense hollywoodien, avec force rebondissements, intrigues complexes, poursuites interminables et conclusion haletante. Prague, la capitale tchèque aux petites rues sombres et à l’atmosphère gothique, se prêtait bien au genre, même s’il ne s’agit évidemment que d’un décor de studio. Surtout, elle permet à Lang de revenir à ses amours expressionnistes (notamment par l’utilisation de la géométrie des décors) dans plusieurs scènes clés, telle la fuite de l’assassin d’Heydrich dans les ruelles, la dernière visite de l’héroïne à son père condamné à mort (à qui Lang offre le grand cliché du genre, celui du discours patriotique enflammé) et la magnifique scène finale, où le traître tchèque vient lentement expirer sur les marches de l’église…
Les bourreaux meurent aussi n’a pas de véritable héros, ou du moins Lang fait-il de l’ensemble du peuple tchèque son personnage principal. Filmant en intérieurs, sans grandes scènes de foule, Lang s’attache à une multitude de personnages, qui viendront tous, à leur manière, rejoindre le mouvement de la résistance. La recherche du meurtrier d’Heydrich par la Gestapo est prétexte à la découverte de petits actes quotidiens de sabotage, tout aussi nécessaires, selon le cinéaste, que les grandes actions de guerre. Comme dans Man Hunt, l’interrogation fondamentale du film est celle de la légitimation du meurtre : peut-on tuer un bourreau sans jamais devoir en répondre ? En répondant par la positive et en concentrant le film sur la lutte non seulement contre l’ennemi allemand, mais aussi contre les traîtres tchèques, Lang signe un vibrant plaidoyer contre l’abattement et la capitulation (à l’origine, le film devait d’ailleurs s’appeler Never Surrender), en offrant au spectateur un magnifique pied de nez final, qui aurait presque pu être celui d’une comédie si le contexte n’était pas si tragique. Le très irréaliste happy-end (très prégnant dans la version française, amputée d’une bonne dizaine de minutes, heureusement présentes dans la version proposée à l’Action Écoles) doit ainsi se concevoir non pas comme une faiblesse scénaristique, mais comme la marque d’un idéalisme nécessaire.
Ironie de l’histoire, cette œuvre majeure de l’anti-nazisme fut blacklistée durant le maccarthysme sous prétexte que certains dialogues pouvaient être entendus comme « pro-communistes » (sic), et ne fut plus diffusée aux États-Unis avant les années 1970. Les bourreaux nazis étaient morts ; ceux du cinéma étaient en marche.