Le cinéma roumain est en forme. Malgré une production modeste (une dizaine de films en 2008, chiffre record depuis 1989), trois ou quatre films parviennent chaque année à franchir le Rubicon de la distribution française et asséner sèchement leurs quelques vérités. Picnic a chatouillé notre attention en ce début d’année, Au diable Staline poursuit l’effort et l’amplifie à sa façon, foutraque et outrancière. Bien loin de la neurasthénie grisâtre portée en image d’Epinal depuis 4 mois, 3 semaines, 2 jours, la couleur du film se niche plutôt vers les teintes flamboyantes du conte burlesque et timidement fantastique.
Une équipe de télévision débarque quelque part en Roumanie, tout excitée par de vagues rumeurs de phénomènes paranormaux sévissant dans les parages. Empaquetés dans une voiture vrombissante de douleurs, techniciens et journalistes ramassent le maire du village au bas de la route et se dirigent bruyamment vers les lieux du reportage, une fabrique en ruine. La prise au corps est directe, la promiscuité visiblement poisseuse : rots et dégueulis de mousse de houblon envahissent tout autant le cadre que les mines rougeaudes en gros plan. C’est une prostituée hors d’usage qui les accueille, seins boursouflés et croupe au vent. Autour, s’agitent fébrilement de vieilles femmes drapées de voiles funéraires et épiant entre les débris, tandis qu’une jeune mariée, robe ensanglantée, erre comme un spectre hébété. De retour dans la voiture, le journaliste s’instruit auprès du maire sur les origines d’un tel spectacle. Un violent flash-back transporte alors le spectateur près de soixante ans en arrière, en 1953 : la Roumanie est sous contrôle soviétique, le communisme d’épuration bat son plein et persécute les paysans ne respectant pas la collectivisation des terres. De cela, le film ne parle que peu – il le fait en sourdine ou épisodiquement – et se concentre d’abord sur une anecdote, une histoire que le réalisateur affirme comme vraie, celle d’un mariage à la campagne avorté par la mort de Staline.
Alors que tout le petit village s’apprête à fêter dignement et grassement les noces de deux enfants du pays, des officiers communistes, accompagnés du maire local, descendent la colline surplombant la place du bourg. Ces ombres menaçantes viennent informer solennellement de la mort du petit père des peuples. Conséquence notable : interdiction formelle de toute réjouissance publique durant quinze jours, deuil national oblige. Adieu les noces, vive Staline… Mais c’était sans compter sur la solidarité et le goût de la fête des villageois qui tenteront le diable et assureront tout de même, la nuit tombée, les agapes chèrement préparées. Cette pantalonnade nocturne est l’occasion de présenter le village, ses us et coutumes, et ses habitants pittoresques. Emmaillotés dans une lumière vive et contrastée, les caractères et les agissements des personnages s’exacerbent et virevoltent au sein d’une atmosphère outrée, celle de l’excès et de la grivoiserie joyeuse. Résurgences orgiaques de La vie est un miracle de Kusturica et de l’esprit fraternel et cabotin du village d’Astérix, ces débauches bacchanales ne sont tempérées que par la sécheresse autoritaire de l’Armée et de ses sbires ridicules, pisse-froids et complices d’une idéologie mortifère. Quand ceux-ci imposent la projection d’un film soviétique, « chef d’œuvre d’éducation culturelle du peuple », les habitants n’attendent qu’une chose, l’arrivée du cirque ambulant, de ses clowns moqueurs et de ses nains grimés. Quand les agents communaux prospectent pour enrôler les habitants au sein du Parti, les habitants n’ont d’autre préoccupation que de se biturer à la liqueur du coin. L’autorité est atone quand il s’agit d’inculquer ses valeurs sournoisement, ce n’est que par la force et la violence directe qu’elle contraint les corps et les esprits.
Lorsque les villageois se plient aux diktats des petits chefs, il n’en ressort que l’aspect absurde et grotesque de la situation imposée : les noces empêchées sont tout de même célébrées mais de façon silencieuse et contenue. Enfermés à l’intérieur d’une ferme et obligés de ne produire aucun bruit pour éviter la répression, les villageois rivalisent d’ingéniosité et de facéties pour assourdir toutes résonances ou manifestations intempestives de plaisir. Manifeste hédoniste, Au diable Staline est capable aussi de fulgurances inattendues, telle une séquence faite d’images arrêtées s’étirant lors d’une apparition spectrale, respiration aussi belle que fascinante. Au-delà de la métaphore un peu lourdaude de la Roumanie réduite au silence, le film célèbre surtout la force vitale, celle qui préfère toujours le plaisir – même si excessif ou mal placé – à l’ascétisme cadavérique des faiseurs de silence. Solidement attaché à la gaudriole et à la farce grinçante, le film de Malaele atteste l’existence d’une autre tension animant le cinéma roumain, en contrepoint de celui minimaliste et distant qui le caractérise usuellement.