Adrian Sitaru appartient à la florissante Nouvelle Vague roumaine. Pour son premier long métrage, refusant au spectateur un confort paresseux, il opte pour un parti pris radical duquel il ne déroge pas, la caméra subjective. C’est donc de l’intérieur que nous suivons un trio passant une journée au bord d’un lac : Iubi, son amant Mihai et une prostituée qui s’immisce inopportunément dans le couple, Ana. Partant d’un scénario simple, le cinéaste sait rendre ses personnages opaques, révéler la complexité de leurs comportements en prenant soin de ne porter sur eux aucun jugement. Les comédiens jouent juste, les dialogues sont très travaillés, nous avons autant de plaisir à multiplier les interprétations à donner aux personnages qu’à contempler la lumière qui éclaire le théâtre de leur étrange carrousel, le lac qu’on ne quitte pas.
Ouverture : 1 + 1
Picnic débute dans une voiture : Mihai et Iubi, qui entretiennent une relation adultère, partent passer la journée à la campagne. Dès les premiers plans et jusqu’à la fin, Adrian Sitaru, inspiré par le Dogme 95 de Lars von Trier, filme l’histoire de ses personnages en caméra subjective, portée à l’épaule. Nous sommes ainsi complètement avec eux, tantôt regardant Mihai à travers les yeux de Iubi, tantôt Iubi à travers les yeux de Mihai. Le rythme, donné par cette caméra en mouvement incessant et par les dialogues abondants et très écrits, est soutenu : l’effort de concentration qui en résulte permet une adhésion immédiate à ce qui se trame pour les deux personnages. L’ouverture de Picnic peut faire penser à celle de Voyage en Italie : comme le couple rossellinien, Mihai et Iubi se demandent d’abord qui va conduire le véhicule, être en position de contrôle de la trajectoire. Une fois Iubi au volant, c’est un échange grippé qui s’installe, les personnages étant dès le début sur des longueurs d’ondes différentes. Iubi est de mauvaise humeur quand Mihai se fait tendre, elle lui reproche de ne pas savoir faire de compromis, il se met en colère pour un détail… Lorsque Mihai soulève un sujet épineux, l’existence du mari de Iubi qu’elle est censée quitter, la jeune femme augmente le volume de la radio, coupant court à l’échange. Amertume, provocation, agacement, conversation esquivée, désirs divergents, excuses non entendues… le couple va visiblement mal. Si nous sommes enfermés dans le lieu clos qu’est la voiture et au cœur d’un problème intime universel, la Roumanie est discrètement présente. Parce qu’un enfant insiste pour laver le pare-brise, ce qui fait dire à Iubi qu’elle en a assez de son pays, parce que nous entendons les informations à la radio ou percevons, au bord du cadre et furtivement, des gens pauvres, des prostituées.
L’accident
Au bout d’un quart d’heure, notre regard se déplace pour aller se poster à l’extérieur du véhicule. Nous sommes alors avec Ana, une prostituée qui attend sur le bord de la route, et que Iubi renverse par inadvertance. Paniqué, le couple réagit de façon la plus basse : redoutant que le mari de Iubi apprenne l’adultère en entendant parler de l’accident, ils décident de se débarrasser du corps, qui n’est au fond « que » celui d’une prostituée. Ils s’enfoncent donc dans la forêt pour enterrer la jeune femme, qui ne tarde pas à s’éveiller. Après lui avoir menti sur leurs intentions, Iubi lui propose de venir passer la journée avec eux, au bord d’un lac. Ana, toute naïveté en apparence, en est ravie. Malgré leurs dires, le couple l’est tout autant, probablement inquiet du tête à tête qui s’apprêtait à s’engager.
Le trio et ses opacités
Nous ne quitterons plus le lac, au bord duquel le trio va s’adonner à une ronde ambiguë. Alternant désormais entre trois points de vue, le spectateur est face à des comportements complexes et, face à la pluralité d’interprétations que l’on peut leur donner, reste dans un état d’activité constant. Ana représente à certains égards une naïveté aimable : spontanée, lucide, elle fait preuve d’une franchise et audace déroutantes, pointant dès le début les problèmes du couple dont elle vient juste de faire connaissance, leur posant des questions qui fâchent. Se rendant tantôt auprès de Mihai, qui pêche, tantôt auprès de Iubi allongée sur l’herbe plus loin, elle leur pose des questions indiscrètes et se permet de porter un jugement sur leur histoire. Si Iubi, agacée, ne semble pas tellement prendre en compte les propos de la prostituée bénéficiant de la clairvoyance de son statut d’étrangère aux problèmes amoureux, Mihai y est plus sensible. L’un des mérites du film est de ne pas avoir réduit le rôle de l’attirante Ana à celui d’une tentatrice incitant Mihai à l’adultère. Si elle l’invite à avoir avec elle un rapport charnel, l’homme semble moins déchiré entre le plaisir et la fidélité qu’entre un problème qui lui est personnel, son intégrité et la nécessité de faire des compromis. Au fil des va-et-vient d’Ana, quelque chose va faire son chemin en Mihai, sans que nous puissions précisément cerner de quoi il s’agit.
Ana est-t-elle donc la tierce personne bienveillante qui, portant un regard neuf sur le couple embourbé dans ses contradictions, va l’aider à se réconcilier ? La trajectoire que le trio parcourt est plus retorse. Les intentions d’Ana demeurent troubles : si elle prétend exercer son métier par altruisme (par amour du plaisir dispensé), se dit pieuse, ignore la signification du mot « hypocrisie » et a l’air d’œuvrer en faveur des deux autres, elle creuse aussi volontairement la brèche déjà présente entre eux. En invitant Mihai à s’unir à elle, en dénonçant Iubi venant de recevoir un SMS de son mari et la forçant à acheter son silence en se laissant caresser par elle (mettant donc Iubi dans la posture d’une prostituée, métier qu’elle méprise), Ana apparaît machiavélique. L’une des forces du film est d’avoir pour protagonistes des êtres qui ne sont pas aimables. Ana, parce qu’elle est aussi malveillante ; Iubi parce qu’elle reste froide et aigrie ; Mihai parce que les dilemmes dans lesquels il se perd le rendent lâche. Ces personnages calculateurs et manipulateurs émeuvent cependant tant on les sent perdus dans leurs conflits intimes, leurs petitesses pouvant être mises sur le compte d’une maladresse douloureuse. Notre attitude envers eux oscille donc autant que celle qu’ils ont les uns envers les autres. Et s’ils apparaissent autant nobles que vils, c’est que le cinéaste parvient à observer leur manège tortueux et malsain sans les juger. S’il se dit philosophe autant que conteur, il a la finesse de s’en tenir à l’observation de ce qu’il met en scène. L’alternance des points de vue permet d’amplifier la complexité de ce qui nous est présenté, que nous percevons tantôt de l’intérieur, tantôt de l’extérieur, nous laissant ainsi libres de l’interpréter.
Trajectoire et dénouement
Sinueux, le chemin parcouru par Mihai et Iubi n’en franchit pas moins les étapes classiques menant de la relation grippée à la réconciliation. Après le sourd malaise dans la voiture, c’est bien une crise que l’intrusion d’Ana provoque. Parce que, suite à un malentendu, elle a fait croire à Mihai que Iubi fréquentait un autre homme, que Iubi a surpris des gestes tendres entre son amant et la prostituée, la jalousie que tous deux ressentent leur fait prendre conscience de l’amour qu’ils se portent. Les retrouvailles passant par l’éloignement momentané, après la violence d’une gifle, Iubi se retire pour se laisser aller à sa souffrance, à des larmes trop longtemps retenues. Au même moment, Ana, partie se baigner, se noie. Mihai entend ses cris de détresse mais ne réagit pas, laissant les eaux du lac engloutir l’étrangère. Bien que spatialement séparés, Mihai et Iubi se retrouvent alors dans leur désir de se débarrasser du tiers perturbateur, avant de se rejoindre vraiment, dans la voiture, de se dire leur amour et repartir sur de nouvelles bases. Comme dans Voyage en Italie, le tiers (Ana, Naples), à la fois fascinant et haï, a bien servi à révéler quelque chose, grâce au passage par une crise dont le dénouement, par son opacité même, semble miraculeux.
Loin de nous faire quitter avec simplicité des personnages dont l’histoire, circulaire, serait close, les derniers plans instaurent un trouble magnifique. Au moment où la voiture s’éloigne définitivement, nous en sommes étrangement rejetés à l’extérieur. Qui regarde alors ? Est-ce Ana, qui ne se serait finalement pas noyée ? Ou un anonymat omnipotent ? La distance spatiale permet-elle de sauver l’intimité du couple dans lequel nous n’avons plus droit de nous introduire ? Ou permet-elle de cerner ce qui se joue pour lui avec plus de clarté ? La réponse appartenant à chacun, cette fin, d’une grande force, donne une ampleur accrue à la problématique posée depuis le début ; ce qu’il en est de regarder et d’être regardé.