Pour son nouveau long-métrage, pas plus qu’avant, Marc Recha ne se renie : laisser entrer le réel avec patience tout en composant un récit qui irait chercher du côté de la fantaisie impressionniste et mélancolique. Le résultat est à l’image d’un conte naïf et cruel : une âpre douceur, et inversement.
D’où naît le regard que l’on porte sur les choses ? La question mérite d’être posée concernant ce cinéaste catalan qui s’évertue à capter d’un regard droit la marge, les coins et recoins périphériques où s’agitent des petites bulles d’humanité. Pensons aux villages isolés dans L’Arbre aux cerises et Pau et son frère, à la fascinante petite ville frontalière avec Les Mains vides, à l’habitacle d’un van pour Jours d’août. Ce goût pour ces espaces est à l’image d’un cinéma en quête d’indépendance qui voudrait intégrer un peu d’utopie dans un art où une donnée essentielle, au centre comme à la marge, s’impose pour qu’il soit rendu possible : l’argent !
S’agissant de sa dernière œuvre, il pourrait bien s’agir d’un regard vers les origines, celle d’une banlieue populaire de Barcelone ; Vallbona, qu’il filme ici, se rapporte sans aucun doute à L’Hospitalet de Llobregat, là où il est né et a grandi. Comme précédemment, on note un grand talent de mise en place du lieu, celui où habite Arnau (Marc Soto), dix-sept ans, personnage central de C’est ici que je vis. Pour accéder à cet ici, on suit le parcours du garçon qui traverse un terrain vague, puis des lieux incertains, intermédiaires, périphériques, où le végétal a encore droit de citer tandis que la bande son laisse plus que supposer les murmures d’une intense circulation urbaine sur plusieurs voies. Arnau habite, avec sa sœur et son compagnon, un endroit hors normes, on empreinte un dédale pour y accéder. On est hors du monde aussi, de ce dernier il s’agit de se préserver autant que possible. On pense au Home d’Ursula Meier, parce que comme dans ce dernier, le monde va frapper à la porte de la petite bulle fragile. La tâche urbaine s’étend et grignote un espace en chantier voué à changer de visage et d’usage, puis une facture, un loyer qui augmente, des dettes : l’argent !
Arnau a la douceur d’un visage timide et d’un être un peu mutique, un misanthrope surtout en dialogue avec un monde intérieur et ses oiseaux qu’il chérit tant. Il a de quoi être troublé : un père en vadrouille du côté de Grenade (jamais visible, il est seulement mentionné au détour d’un dialogue) et une mère en prison. À la marginalité de l’espace répond une norme familiale en miettes. Un sémillant prince des avocats, spécialiste pour trouver la faille dans les dossiers d’instruction, passe à la télévision : c’est de lui dont il a besoin pour faire sortir sa mère. Ne manque qu’un bon paquet de milliers d’euros, pas facile quand on est passionné par le chant des oiseaux. Un renard mal en point est recueilli au bord d’une rivière par le jeune homme : le voici aux petits soins dans le local réservé aux volatiles. C’est déjà trop tard, le ver est dans le fruit. Et que dire quand se pointe cet oncle (Sergi López) à l’air roublard ; un autre renard vient d’entrer en scène. Des billets dépassent de sa poche, d’autres circulent et échouent entre les mains de la sœur : l’argent !
C’est ici que je vis suit la quête pataude, à la fois pleine de détermination et d’hésitation, d’un adolescent à la recherche de la poule aux œufs d’or. Arnau a une corde à son arc : c’est un champion des concours de chants d’oiseaux, on lui propose 10 000 euros pour son imbattable et somptueux chardonneret. Puis une deuxième lorsqu’il rencontre ce renard d’oncle dans un champ de course de lévriers, à laquelle activité il est bientôt initié. Les promesses d’un tel schéma narratif, un garçon veut faire sortir môman de prison, ne sont pas a priori très réjouissantes, mais Marc Recha n’est jamais sur l’autoroute de la success story et préfère échafauder un conte moral cruel, au sein duquel il s’attarde pour filmer un pittoresque poétique et mélancolique. Le cinéaste préfère les itinéraires bis, notamment ceux qui permettent de capter les petites manies, les rituels des uns et des autres avant que ne retentisse le starter libérant les chiens. Il sait accorder de la respiration à ses films (et, du coup, aux spectateurs), leur donner un tempo lent et dilaté qui fait entrer un supplément d’âme et de vie. Parce qu’un petit geste anodin peut receler autant de grandeur et de poésie qu’une grande action. Et en filmant cette histoire d’une autre manière, il aurait fallu procéder au jugement des actes des uns et des autres. Or dans cette affaire, on a compris de quoi il faut se préserver, car il n’est qu’un vil renard : l’argent !