Une famille coule des jours heureux au bord du tronçon d’une autoroute inutilisée, loin d’un monde dont il s’agit de se protéger. Mais voilà que ce dernier se met à défiler à quelques mètres de la maison. La belle mécanique du bonheur connaît alors de sérieux dérèglements. Pour son premier long-métrage, la franco-suisse Ursula Meier s’entoure d’un beau casting (Isabelle Huppert et Olivier Gourmet) et démontre un certain talent de jongleuse entre comédie fantaisiste et satire grinçante, le tout avec un ambitieux travail visuel.
Marthe (Isabelle Huppert) et Michel (Olivier Gourmet) ont trois enfants. Julien (Kacey Mottet Klein), le plus jeune, est un blondinet rigolard, Marion (Madeleine Budd) une adolescente calme et posée, quant à Judith (Adélaïde Leroux), il s’agit d’une plantureuse jeune fille qui aime se faire dorer la pilule en écoutant du métal. La famille vit dans l’isolement au milieu d’un bric-à-brac, au bord d’une autoroute inactive et délaissée : un no man’s land. Ce qui les a amené là, c’est la conviction que le bonheur se vit loin d’un monde aliénant, auquel on accède par un chemin de traverse, de l’autre côté de rambardes de sécurité hautement symboliques. Le père pour travailler, Julien et Marion pour se rendre à l’école, ces trois-là traversent la route. La mère et Judith sont quant à elles scotchées à cette petite bulle utopique.
Les premières scènes nous montrent en effet une famille comme obsédée par le bonheur, tout s’y transforme en rire et en jeu. Pendant le générique d’ouverture, tout ce beau monde s’adonne à une partie endiablée de hockey sur bitume nocturne. Tout n’est que complicité, Judith et Julien prennent leur bain en la bienveillante présence de maman, et tout ça finit en éclaboussures et éclats de rires tonitruants. La joyeuse mécanique est toutefois parfaitement huilée : « Ah non, c’était hier la couleur, aujourd’hui c’est le blanc ! » dit la maîtresse de maison au moment de lancer une machine. Le bonheur est aussi une discipline, et il ne souffre pas le moindre grain de sable.
Et ce grain de sable, on s’en doute, va résider en la mise en fonction du tronçon autoroutier abandonné. D’abord colportée par le jeune fils sous la forme d’une rumeur, elle prend bientôt forme : la E 57 va ouvrir ! Ursula Meier signe là sans doute les scènes les plus réussies de Home. Par exemple cette arrivée très chorégraphiée d’hommes en orange filmée en plan serrés, comme un ballet. C’est aussi le passage nocturne des camions à goudronner sous les yeux des membres de la famille en pyjama au bord de la route. Ces séquences sont traitées comme pourrait l’être un débarquement extraterrestre. Elles provoquent d’ailleurs un effet de sidération sur le microcosme familial qui oscille entre fascination, inquiétude et hébétude.
L’effet de surprise passé, on en vient aux dérèglements occasionnés par la nouvelle donne. D’abord un dérèglement du quotidien mettant en place des situations absurdes et loufoques, donnant par exemple lieu à un lancer de goûter aux enfants qui doivent attendre que la circulation se calme avant d’entamer une héroïque et dangereuse traversée vers la maison. Faire comme si de rien n’était, entrer en résistance ou accepter la défaite, c’est ici le dilemme. Ce pourrait aussi bien être une métaphore de la société. Et les comportements obsessionnels prennent la place de l’obsession du bonheur inaugural. Les comportements s’individualisent, la fragile cellule familiale se désagrège, et Judith finit par disparaître. Marion tombe dans un hygiénisme extrême et la manie du comptage, la mère dans l’hébétude la plus complète.
Une belle photo est à mettre à l’actif du film, un joli travail sur les couleurs et les tonalités lumineuses, aussi bien dans les scènes d’intérieur que d’extérieur. Aussi la cinéaste exploite visuellement son décor de manière probante : plans sur les longues perspectives de l’artère d’abord vide puis peuplée de véhicule. Ou bien un filmage de biais par lequel on perçoit les furtifs et incessants passages. Le son est évidemment une matière importante du film. Envahissant, il ronge et épuise lentement les personnages, de l’intérieur. Visuelle et sonore, la route accède au statut d’un personnage mouvant et presque organique, en constante interaction avec cette famille. La fenêtre de la cuisine devient un cocasse écran dans lequel défile le monde. Et un jour d’embouteillage, ce dernier s’arrête au seuil de la maison. Entre fixité et déplacement, Home inverse totalement la logique du road-movie. Chaque voiture de passage est un road-movie potentiel, et Judith en vit un, mais en dehors du champ. Accroché au centre de gravité que constitue la maison, le film est toutefois l’histoire de cheminements, comme dans un road-movie, mais ceux-ci sont intérieurs et les schémas mentaux se déplacent sous la contrainte.
Les comportements obsessionnels, l’hésitation entre la fable burlesque et le drame, la fantaisie et le malaise, on peut dire que tout ça travaille profondément Ursula Meier. Surtout si l’on considère son court-métrage Tous à table (2001). Dans celui-ci, des amis se retrouvaient pour dîner et il n’était pas question de quitter la table avant d’avoir solutionné une énigme… Home est le récit d’un basculement d’une marginalité vers une folie obsessionnelle et mortifère. Une violence sourde gronde de plus en plus fort, des médicaments font leur apparition. D’une maison isolée du monde, on en vient à isoler la maison et à s’y cloîtrer au terme d’une chasse au bruit. On se prend à penser au premier long-métrage de cinéma de Michael Haneke, Le Septième Continent (1989), et donc à un final noir, très noir. Mais sans cynisme, et avec moins de pessimisme, la jeune cinéaste ouvre un interstice par lequel on entrevoit un peu de lumière.