Le film d’Agnès Troublé est curieux (car foncièrement inégal), et il convient de l’être avec lui. Cela n’a rien d’évident : on aurait trop vite fait, en bons cuistres, de rabattre du haut de nos prétentions de spectateurs (et savoirs de cinéphiles) le film sur lui-même, le boucler pour mieux le bouder, alors même qu’il faudrait lui laisser le temps de se déplier tout entier pour mieux apercevoir ses accidents, certains pans tout à fait ahurissants et beaucoup d’autres précieux. Le film est assez rock’n roll, et dans l’énergie et dans l’esprit : tout comme cette musique peut être démonstrative, simplette, et en même temps belle et puissamment déroutante par la manière dont elle ménage la surprise, et fait passer toute l’émotion du côté du performatif.
On aurait pu attendre d’Agnès Troublé, mieux connue sous son nom de créatrice de vêtements Agnès b. (également amatrice et supportrice de bons films avec Love Streams, sa compagnie de production), quelque chose comme un « film esthétique », versant cinéma pur (à l’instar de Tom Ford, par exemple), ou côté « amour du cinéma », un « film filmé », bardé des bonnes références. Je m’appelle hmmm… est, au contraire, un drôle d’objet cinématographique impur, pas sage pour un sou, absent de tout surmoi cinéphilique. C’est un film dont on a peu envie de raconter l’histoire parce que ses plus beaux moments sont ceux qui précisément échappent à toute narration (le film semble d’ailleurs, par sa construction même, mettre en abyme le désir d’échapper à une histoire, en articulant le scénario déjà joué d’avance – ici, la répétition de l’inceste – contré par l’échappée du road movie). Et il faudra bien se résoudre à ce qu’un film ait plusieurs tons, qu’il ne se tienne pas bien, que mal élevé, et du coup terriblement vivant, il ne tienne pas ses formes et (heureusement !) ses promesses : cela a quelque chose de réjouissant.
Sens et innocence
Le film n’a pas peur, et ce n’est pas le trahir de dire est qu’il est à la fois impossible et innocent. Impossible parce qu’innocent, aussi, car cette dernière qualité est biface. L’innocence du film, c’est de croire fondamentalement que dans tout plan est capturé une infinité de signes, de mouvements, qui sont la vie même et dont il est impossible de faire la somme ou la synthèse.
Là où le film est impossible, c’est dans son rapport au texte, ou plutôt au sens. Malgré le talent des acteurs convoqués pour jouer le drame familial (Sylvie Testud et Jacques Bonnaffé), les séquences de début et de fin sont pesantes, parfois extrêmement gênantes (et à tous les sens du terme). Lorsqu’il s’agit de faire passer du sens, le film prend une tournure volontariste proprement sidérante, comme si la réalisatrice avait si peu confiance dans l’image que pour exprimer un message, elle devait constamment le sursignifier. C’est peut-être parce qu’elle considère avant tout l’image comme foncièrement labile (et donc, inapte à exprimer une seule chose) qu’elle n’hésite pas à inscrire parfois directement sur l’image une phrase lourde de sens, comme une sentence. La tentation de graver dans le marbre, d’appuyer à ce point sur les éléments psychologiques et narratifs (ainsi surgissent des images de pierres taillées lorsque le père – ancien tailleur de pierre au chômage – se laisse aller à l’introspection) est déconcertante et presque agressive, à la fois pour le spectateur et pour le film lui-même. Cette manière d’ignorer à ce point le sous-entendu, de verbaliser le sens jusqu’à la gêne semble nier avec violence les possibilités d’interprétation et de hors-champ, autant que les moments légers empêchent radicalement au sens de prendre, l’évacuent totalement.
Car dès que le film sort de ce volontarisme du sens, (c’est-à-dire, dès que la fillette s’échappe effectivement de son histoire familiale) immédiatement, il devient léger et merveilleux. Chaque plan (en extérieur) est comme une bouffée d’air, la prise d’un moment entier. La réalisatrice filme parfois à main levée, avec une petite caméra aux couleurs éclatées et granuleuses, ajoutant au cours du film des sortes de prises personnelles, aux qualités poétiques très réelles. Toute la beauté (et elle est parfois grande) du film réside dans la manière attentive et terriblement juste avec laquelle sont saisis les deux acteurs principaux (Lou-Lélia Demerliac et Douglas Gordon), leurs mouvements, leurs expressions partagées, tout ce qui se communique lorsque les mots font défaut ou sont inadéquats. Lorsque le camionneur demande son nom à la fillette, et qu’elle lui répond « je m’appelle hmmm… », cette réplique devient précisément quelque chose qui ne s’écrit pas, ne se rend pas à l’écriture, le double refus d’être assigné à un nom et donc à un cadre narratif. C’est pourtant aussi le titre du film, au risque du ridicule ou de l’absurde : une butée, une sorte de résistance du réel, qui ne vaut qu’exprimé. Et il y a dans le road movie nombre de ces moments ou paroles irracontables, et pourtant épatants de simplicité : une serveuse qui renverse très légèrement un café, puis le refait, une scène extraordinaire dans un hypermarché (introduite par un plan de Tout va bien de Godard, bien peu nécessaire mais pas gênant) : on retrouve la fraîcheur oubliée des films de Vecchiali, Davila ou Guiguet, alliant le plaisir du jeu et la redécouverte de réalités quotidiennes. Les personnages croisés au long du road-movie sont autant d’individus singuliers, qui nous restent inconnus. Il faudrait aussi évoquer le rendu des lieux traversés, des changements météorologiques… Agnès Troublé ne construit pas des ambiances (ce qui serait une forme de synthèse), mais fait des coupes de moments, des blocs indescriptibles où s’impriment furtivement toutes les impressions de voyage (le film est celui d’une impressionniste, c’est certain), mues par cette soif très belle de montrer des lieux souvent ingrats, qu’on traverse sans les voir. Le film redonne goût au regard.
Le film s’apparente ainsi à une sorte de machine (un camion à filmer ?) avec le regard comme moteur, et le sens (la définition) qui menace sans cesse de le faire caler. C’est aussi, paradoxalement et de manière plaisante, une véritable petite machine de guerre qui décote irrémédiablement le professionnalisme (et les acteurs de la première partie en pâtissent) en volontarisme absurde. Il est de plus en plus rare, hélas, que les cinéastes prennent de vrais risques, et celui d’assumer à bras le corps leur propre désir de filmer en est un : plutôt que de mettre en scène son propre regard, comme le font tant de cinéastes narcissique avides de reconnaissance, la cinéaste suit directement la ligne de crête de ses seules certitudes, sans ménagement (et sans rendre de compte à personne), sans a priori cinématographiques, sans autre gage qu’une intuition guidée par l’attention. Si le film est plus qu’inégal, ce qu’il perd en qualité lisse, il le gagne en force. Finalement, même les moments gênants nous interrogent et nous bousculent. Gagner sans gager : c’est tout le principe du pari risqué de partager l’expérience d’autrui bon gré mal gré, de se casser la gueule et de s’émerveiller avec lui. On gagne à ne pas être ménagé. Reste à savoir s’il reste des spectateurs pour prendre ce risque sans alibi (notamment « culturel »). Ce qui est sûr, c’est que le film n’en donne pas.