Tout montrer
La speaker et la radio ; le publicitaire et le cinéaste ; les ouvriers qui séquestrent et le patron ; les délégués syndicaux communistes et les maos ; la femme qui travaille et l’ombre que lui fait l’homme ; l’être humain et ses métiers ; la manif’ et les flics ; la rue quelconque et ces usines qu’on ne voit jamais ; Pompidou et la France ; la fiction et le documentaire ; la vedette et l’inconnu ; le spectacle et l’ennui ; le cinéma et son argent : Tout va bien est le rêve d’un film qui pourrait tout montrer simultanément, les extrémités de conflits à la fois historiques et exceptionnels, en ce que l’exceptionnel, qu’il soit d’ordre amoureux ou politique, est toujours pour ce film le produit d’une longue histoire. Tous les êtres, tous les espaces et tous les temps, tout, et en même temps ! Tota simul disaient les Latins.
Et comme souvent dans les rêves, une image revient en permanence, un mouvement d’image plus précisément, celui des multiples travellings qui sillonnent lentement certains décors : coupe transversale de l’usine, espace de travail transformé en maison de poupées, succession des caisses d’un immense supermarché Carrefour, tristes friches industrielles qui dépérissent sous un ciel gris… Un peu lents ces travellings ? Probablement la vitesse qu’il faut à notre regard pour accepter de se perdre un peu, de ne plus savoir quoi et combien de temps le regarder, le temps qu’il faut pour comprendre que l’image n’est pas simplement la présence de l’objet (ô pâle rêve bazinien !) mais la présentation d’un rapport, de force en l’occurrence, entre plusieurs de ses éléments. Cette attention infinie et ininterrompue portée aux multiples échanges possibles entre les images, ce souci de tous ces « liens qui délient » – formule volée à Marcel Gauchet – et qui font le tissu aussi changeant qu’obligeant de nos existences, c’est là le cœur du cinéma de Jean-Luc Godard qui fut et reste un art de la relation.
Censé clôturer, avec Letter to Jane quelques mois plus tard, l’activité du groupe Dziga Vertov, Tout va bien est en réalité déjà un dépassement du didactisme dogmatique de Pravda (1969), Vent d’Est (1970) et du si terne Luttes en Italie (1970), essais dans lesquels les apprentis révolutionnaires qu’étaient Godard et Gorin, tout en esquissant un bousculement novateur des formes de représentation traditionnelles du cinéma, dictaient impérieusement aux spectateurs ce qu’ils étaient censés voir et penser dans leurs images. Tout va bien pourrait bien être l’erreur à partir de laquelle Godard retrouve en lui le goût d’une critique féconde, délaissant la thèse pour le questionnement, le positionnement pour un éveil partagé avec le spectateur. Pour Godard et son public, la liberté sera tout à fait retrouvée en 1974, avec Ici et ailleurs, œuvre méconnue, majeure où une nouvelle voix, celle d’Anne-Marie Miéville, aujourd’hui encore compagne de Jean-Luc Godard, mettra minutieusement à la question les rushes de Jusqu’à la victoire, ce projet de film sur les combattants palestiniens que Godard et Gorin n’avaient pas terminé. La femme, critique de l’homme.
Tout cela
Groupe Dziga Vertov, en hommage au « Kino-Pravda » de l’avant-garde soviétique des années 1920, cinéma-vérité donc, car les révolutionnaires ne se voient pas comme les défenseurs d’une quelconque radicalité subjective mais comme des scientifiques. « Ça m’intéressait de regarder un peu les choses scientifiquement… » dira plus tard Godard dans la splendissime Lettre à Freddy Buache (1981 : http://vimeo.com/11523072). C’est aussi, d’une certaine manière, ce que lui reprochera Truffaut dans sa lettre de rupture de 1973, d’avoir regardé l’acteur Jean-Pierre Léaud comme un entomologiste en 1966 dans Masculin, féminin. Truffaut avait raison : Godard veut à la fois la vie et son explication, si souvent obtenues chez lui au prix du sacrifice des êtres.
En 1972, l’heure est à la géométrie, comme s’il fallait cadrer le désordre. Armand Marco, le directeur de la photographie sur Tout va bien, avait reçu pour ordre strict de la part du couple Godard-Gorin de ne jamais toucher aux manivelles, de ne jamais oser faire, lors des déplacements d’optique, le moindre recadrage : acteurs, engueulades, crises, différents, coups, que tout cela déborde du cinéma, que tout cela continue à vivre hors-champ !, semble exiger le film, puisque tout cela, l’agitation gauchiste, l’espoir 68 et ses différentes formes d’activisme, est précisément déjà en train de disparaître. La France de Tout va bien est moins celle de 1972 que celle de 1969-1971, du temps où Godard, pour La Cause du peuple et son successeur J’accuse, faisait des enquêtes sur les séquestrations dans les usines Perrier de Vergèze et Batignolles à Nantes. En 1972, cela fait déjà un an que le coup de force de Mitterrand au congrès d’Epinay a réuni derrière l’étendard du nouveau Parti Socialiste les forces de gauche, siphonnant ainsi de nombreux appuis aux multiples fractions gauchismes en cours d’éclatement. Et deux jours après le dernier clap du film, dans la mort du militant maoïste Pierre Overney abattu par un vigile de l’usine Renault, le monde avait pressenti le chant du cygne : « Il y a eu l’assassinat de Pierre Overney, écrira Godard, et puis la dernière grande manifestation gauchiste, lors de son enterrement. Et nous, avec Gorin, on s’est dit : “Ce film, Tout va bien, il est destiné aux cent mille personnes qui sont allées à cet enterrement.” Simplement, après l’enterrement, ils sont tous partis. » Tout va bien, reconstitution d’un passé proche sous la forme d’une farce triste, bien plus que chant militant pour les générations futures.
Tout cela, c’est aussi, tour à tour, les paroles des différents représentants des forces en présence qui sonnent comme des réécritures d’articles trouvés par Godard-Gorin dans la presse – patronat, délégué du personnel, ouvriers, médias et cinéaste – confessions exposées frontalement, en regard-caméra, au cours de longs plan-séquences : le théâtre de poupée se change en tribune populaire et, par-delà la surface de l’image, tous ceux-là nous parlent, bien en face, s’adressent à nous et nous prennent à témoin sans jamais nous sommer de prendre position. Le cinéma, chez Godard, est un être moral, avec ses fautes passées impardonnables (ne jamais avoir filmé Auschwitz) et ses devoirs présents : offrir des images à ceux qui n’en ont pas, se rendre dans tous les lieux gardés par les pouvoirs à l’abri des regards, c’est-à-dire du jugement. Et, en 1972, cet invisible, protégé par le ministre de l’intérieur Marcellin – bête noire de Godard et de nombreux gauchistes – ce sont les usines et les ouvriers. Quitte à se servir du vedettariat et à engager des acteurs, quitte à reconstituer une lamelle d’usine en studio, Tout va bien se donne les moyens d’accorder de la durée à ceux qu’on ne voit jamais, du temps violent – car ça castagne – du temps chantant – un peu d’action, d’activités libres et de joie avant la fin. « En attendant, dit un ouvrier du film au visage serré, on se sera bien marré. »
Tout compte fait
« Ce film est un conte destiné à ceux qui n’en tiennent aucun » nous dit le panneau final. Bien avant le dernier film de Bresson, Tout va bien, par une ouverture sur un chéquier dont une main déchire les multiples zéros comme de la petite monnaie, retourne le cinéma pour en montrer l’envers, c’est-à-dire l’argent. Ennemi intime dont l’entité Godard-Gorin a indéniablement besoin en 1972 pour renflouer un sacré déficit. Tout compte fait, mieux vaut faire l’effort d’écrire une histoire, jouer le jeu du vedettariat, envoyer deux pages de script à Montand, plutôt que de s’asphyxier par goût de la pureté. Bref, comme le résumera Gorin dans une interview, se servir du système en essayant d’être plus fort que lui.
Cet adversaire, il faut donc faire avec et transformer du fiel en matière noble. Il faut vivre sa vie en alchimistes qui ne verront jamais la couleur de l’or. Dans Tout va bien, chacun expose ses petits arrangements qui forment la matière très concrète des conflits éthiques et politiques du film : le cinéaste de gauche, ici Montand incarnant un double confessionnel de Godard, doit s’arranger avec la publicité, « oui, une activité débile et passablement dégueulasse », mécanique professionnelle qui lui permet de continuer à faire ce qu’il aime ; l’employé de la radio, parce qu’elle a besoin de ce job, ravale le fond de sa colère alors que son papier sur la séquestration d’usine vient d’être refusé par la direction ; quant aux ouvriers, ils en sont à l’étape d’après, au premier stade d’une impossible libération, au refus de voir supprimées leurs primes. Facilités, compromissions ? Ce qu’il faut d’à-côtés pour tenir sa ligne. Pour aller mieux, c’est donc aussi cela qu’il faut mettre à nu. Plus précisément, il faut trouver la bonne manière de le raconter, chercher d’autres manières d’organiser les récits de notre vécu, nos frustrations intimes, notre histoire. Trouver « notre musique ».
Mais le lyrisme est chose inefficace quand il s’agit de trouver les moyens d’expression les plus adéquats aux sentiments éprouvés. Tout va bien préfère compter : le délégué syndical connaît très précisément les chiffres de la concentration patronale et de l’augmentation sur cinq ans de ses faramineux profits : son monologue est le récit des chiffres qui le concernent, tout comme les mains de Fonda énumèrent les rubriques masculines – cinéma, bouffe, baise : 1, 2, 3 – jusqu’à en extraire l’image manquante, dessin mental, sexuel, intériorité archétypale que la femme partage avec l’homme mais que seule la femme, parce qu’elle parvient, à la fin du film, à se comprendre comme le côté délaissé de l’équation, exige de mettre à jour. C’est cela, « se penser historiquement », pour le couple comme pour le collectif : commencer à regarder frontalement les images qui, d’ordinaire, nous poussent à agir toujours de la même façon – rarement la bonne. Voilà ce que Tout va bien nous propose, programme moins spécifiquement conjugal que méthode éthique : toutes nos images, les dire à froid, les mettre devant l’autre, devant nous, comme s’il ne s’agissait plus de nous. Encore une fois, l’homme et la femme : avec Tout va bien, c’est le couple comme relation, et plus comme entité romantique, qui pour de bon chez Godard, advient. Montand-Fonda, Godard-Gorin, le problème est déjà formulé dans le principe : le couple n’est qu’un trait d’union.
L’avantage de l’histoire – qu’elle soit celle de l’amour, des luttes ou du cinéma – c’est qu’elle nous laisse le choix. Le cinéma français, à la suite du duo interprété par Fonda-Montand, gagnerait à se penser aussi historiquement. Tout va bien est un moment, un grand moment, de cette grande histoire.