Deuxième film de Teshigahara (1927 — 2001), La Femme des sables est une adaptation du livre éponyme de Kôbô Abe et reste à ce jour une œuvre à part, forte, dans l’histoire du cinéma mondial. Prix spécial du jury au festival de Cannes en 1964, La Femme des sables est devenu pour beaucoup de cinéastes (Peter Fonda par exemple avec L’Homme sans frontière) un modèle de l’art cinématographique où le silence et le jeu des corps font passer magistralement l’émotion. Peu de dialogues pour un huis clos dérangeant, deux acteurs uniques, un récit insolite, absurde, terrifiant et une mise en scène d’une troublante modernité.
Un instituteur, passionné d’entomologie et désireux de passer trois jours loin des tracasseries de la ville, se retrouve sur une immense plage presque déserte. Il fouine, cherche, fouille pour trouver des insectes, ceux des sables, pour compléter sa collection et inscrire son nom au revers d’un traité d’entomologie. Pris au piège de l’obscurité qui tombe, il est recueilli par des villageois bienveillants et il finit la nuit au fond d’un trou, dans une maison cachée sous une dune, avec une femme pour aubergiste. Au lendemain, l’échelle qui l’a fait descendre a été enlevée. L’homme est alors une seconde fois pris au piège, condamné à rester avec cette femme au fond d’un trou pour vider des tonnes et des tonnes de sables, toutes les nuits, éternellement, comme un énième labeur de Sisyphe. Entre révolte, colère, et résignation, l’entomologiste, qui prenait soin d’observer attentivement ses insectes, se retrouve à son tour agrafé dans la plus absurde des existences.
Le récit, déjà, est à lui seul un cauchemar sans nom, une adaptation contemporaine des enfers de Dante, un véritable effroi qui laisse des traces au sortir de la salle de cinéma. Fort d’un scénario impeccable, le réalisateur travaille avec précision la mise en images et filme le sable, les grains, le vent, l’humidité, la sécheresse, l’eau, le savon avec une étonnante poésie. La photographie (noir et blanc) joue des contrastes entre la lumière aveuglante qui se reflète sur le sable et le noir qui entoure le couple pendant ces nuits de labeur. Vu comme un ami (il recèle d’étranges insectes), comme un ennemi (il envahit tout, pénètre, insidieux, irritant), comme un allié (il peut, par humidification, « faire » de l’eau), le sable est alors le protagoniste principal sur lequel viennent tomber, s’aimer, se détester l’homme et la femme. Les grains de sable, de toute façon, renvoient aux grains de la peau. Mais la sensualité est avant tout sexualité et l’amour n’a guère droit de cité. Il fallait un homme à la femme, alors voici l’homme et lorsque la femme ne sera plus, on trouvera une autre femme pour la remplacer et ainsi de suite.
Le cinéaste joue délibérément sur les changements d’échelles – et pas simplement parce que l’échelle salvatrice n’en finit pas d’être enlevée. Il filme une pierre, s’éloigne, c’est un grain, s’éloigne encore, c’est un minuscule grain à côté d’autres grains, s’éloigne et une dune apparaît. À partir de l’infiniment petit, il met en avant l’infiniment grand. De très gros plans (de gouttes d’eau, du visage de la femme, du corps de l’homme) viennent éclater les repères spatio-temporels et des plans d’ensemble accusent la petitesse de l’être humain. De même, il travaille beaucoup les surimpressions – mirages du désert : la courbe d’une fesse se modèle dès lors à la courbe d’une dune. Le corps est contenu sous le sable. Le générique est d’emblée un appel à la projection avec des dessins qui représentent des stries, puis des empreintes digitales. Le sable fait alors son apparition et recouvre de grains ces éléments qui rappellent l’homme.
Plus de quarante ans après sa sortie, La Femme des sables reste fascinant et n’en finit pas d’être commenté, analysé, pillé, pour le plaisir et l’inquiétant.
« Dans ce film que j’ai produit et réalisé, j’ai tenté de faire se rencontrer la réalité et ce que l’on ne comprend que par les yeux. Cette histoire pourrait exister – existe – bien ailleurs. À travers elle, simplifiée à l’extrême, ce qui m’a intéressé, c’est le sable de la vie, c’est un homme, c’est une femme. » — Hiroshi Teshigahara