Hiroshi Teshigahara est surtout connu pour son étroite collaboration avec le romancier Abe Kôbô, scénariste de quatre de ses films. Carlotta propose aujourd’hui de découvrir les trois premiers, La Femme des sables, Le Traquenard et Le Visage d’un autre. Ces trois films sont au cœur de l’œuvre du versatile réalisateur, mais ils sont avant tout le fruit d’une collaboration entre le romancier, le musicien contemporain Tôru Takemitsu et le responsable de la photographie Hiroshi Segawa. Agrémentée de bonus d’une grande pertinence, une anthologie indispensable.
Lorsque sort en 1968 La Carte brûlée, qui marquera la fin de la collaboration entre le romancier Abe Kôbô et le réalisateur Hiroshi Teshigahara, il s’agit pour les deux hommes d’un double défi : celui de passer à la couleur, et celui de réaliser un film sans la participation de leurs deux complices, le directeur de la photographie Hiroshi Segawa et le musicien Tôru Takemitsu. Fraîchement accueilli par la critique comme par le public, le film montre surtout que le quatuor avait réellement besoin d’être au complet pour que l’alchimie fonctionne. Considérer l’œuvre de Teshigahara de ce point de vue et axer une rétrospective sur La Femme des sables, Le Traquenard et Le Visage d’un autre est donc parfaitement pertinent, et la richesse des bonus proposés par cette édition complète avantageusement une découverte de l’œuvre fascinante du réalisateur.
De l’identité, de la justice, et de la solitude : l’œuvre cinématographique du quatuor
La Femme des sables, Le Traquenard et Le Visage d’un autre sont à plus d’un titre les trois visages d’une même œuvre. Non seulement les thèmes centraux, obsessionnels, sont parfaitement similaires, mais les acteurs eux-mêmes reviennent, font le lien entre les films, jouant peut-être le même rôle sous un nom différent. Car il s’agit, finalement, du concept central du triptyque : chacun n’existe vraiment que pour le rôle qu’il joue, sans que son individualité n’entre en compte.
Le malheureux entomologiste séquestré par les villageois de La Femme des sables perd son identité au moment où il accepte les travaux qui lui sont demandés. Les fantômes assassinés du Traquenard ne ressentent vraiment la douleur de leur propre disparition aux yeux du monde que lorsqu’ils se rendent compte que leur mort seule a un sens, que tout ce qu’ils étaient auparavant a été proprement annihilé par leur disparition, et que rétrospectivement, ils ne signifiaient rien tant qu’ils étaient en vie. Dans Le Visage d’un autre, enfin, c’est l’obsession de pouvoir échapper à son visage, et donc à son identité, qui conduit les protagonistes à la folie et au désespoir.
Éreintés par l’injustice et la vacuité de leurs assassinats, les victimes du Traquenard lancent : « Mais on ne tue pas les gens comme ça, pour rien. » Ce cri fait écho à l’une des obsessions qui sous tend ces trois films : la peinture des sentiments d’un Japon post-bombe atomique. Loin de l’apparente simplicité narrative d’un Pluie noire ou d’un Rhapsodie en août, les trois films n’en appartiennent pas moins au genre du Gembaku : le film de bombe atomique. Et si un seul unique plan fait explicitement référence à la bombe – la terrifiante séquence où un protagoniste est littéralement transformé en quartier de viande par la lumière aveuglante de la bombe –, tous les protagonistes apparaissent malgré tout comme autant d’amants d’Hiroshima, ombres fixées pour l’éternité sur les murs de la ville dévastée, imprimées par la force du choc destructeur, et n’ayant d’autre identité que celle d’un symbole fort et glaçant.
Remettre en cause les dogmes du cinéma institutionnel (une volonté qui sous-tend la Nouvelle Vague autant en Europe qu’au Japon) s’accompagne chez Teshigahara d’une réflexion sur l’image, vecteur de l’identité. L’art de Teshigahara est celui d’une société en mutation, qui cherche à redéfinir ses codes sociaux autant qu’artistiques. Multipliant les ralentis, les effets de focalisation artificiels, les images à valeur de symbole, allant même jusqu’à entremêler le récit d’un film dans un autre dans Le Visage d’un autre, Teshigahara donne corps au récit déjà passablement fragmenté des nouvelles d’Abe Kôbô. Les univers du réalisateur et du romancier se complètent : l’un comme l’autre sont des artistes éclectiques, forts d’expériences créatives passées plus ou moins éloignées de leurs arts respectifs. De même, tous deux méprisent les codes traditionnels de l’art : Abe parce qu’il n’a jamais écrit pour s’intégrer dans la doxa littéraire japonaise – ce qui lui vaut encore aujourd’hui une reconnaissance des plus tièdes au pays du Soleil Levant ; Teshigahara parce qu’il est né nanti, et peut à loisir laisser libre cours à ses fantaisies artistiques sans craindre de devoir susciter le succès commercial, ni brider sa créativité par manque de moyens – ce qui lui vaut, à lui également, d’être aujourd’hui déconsidéré dans son pays, qui lui préférerait l’image de l’artiste luttant pour imposer sa vision.
Mais quand bien même les esprits chagrins nient à Teshigahara son statut de cinéaste majeur, il n’en demeure pas moins un grand représentant des idées qui sous-tendaient la Nouvelle Vague, au Japon comme ailleurs : un affranchissement des codes artistiques et sociaux. Sa rencontre avec Abe Kôbô, son alter-ego libertaire, et le travail hypnotique et central de Tôru Takemitsu et d’Hiroshi Segawa sur les trois films proposés dans ce coffret ont abouti à une œuvre cohérente, et infiniment libre. Les trois visages de ce quatuor artistique résonnent finalement comme un seul et même film, une œuvre parfaitement wildienne puisqu’elle ne cherche jamais à être utile, mais seulement à être. À l’expression inédite de cette liberté totale s’ajoute un talent éclatant de la part de tous, ce qui fait de ce triptyque La Femme des sables, Le Visage d’un autre et Le Traquenard une découverte indispensable.
L’âge d’or de Teshigahara : quinze années de cinéma
Fidèle à sa politique éditoriale, Carlotta double l’édition des trois films majeurs de Teshigahara d’une foule de bonus remarquablement cohérents. Artiste éclectique et versatile, Teshigahara ne s’est pas intéressé qu’au seul cinéma : la période 1953-1966 de son œuvre, couverte dans son intégralité par ce coffret, permet de découvrir son talent de documentariste, ainsi que ses thèmes de prédilection, tels que l’art des estampes, ou de l’ikebana, l’art de la mise en scène florale. Carlotta complète ce voyage dans l’univers de Teshigahara avec trois documentaires exclusifs. Retour chronologique sur la foule de bonus proposée :
Hokusai (1953) – Repris à la volée par un Teshigahara qui permit au film de se faire en devenant producteur et réalisateur, son premier documentaire revient sur la vie d’un célèbre artiste de ukiyo-e (« visions du monde flottant »), grâce à la mise en scène de ses œuvres, accompagnées d’un commentaire auquel se substituent parfois des extraits chantés de théâtre nô. Étonnant essai de mise en scène proprement cinématographique de la peinture japonaise (par un Teshigahara qui était lui-même artiste peintre), Hokusai insiste avec acuité sur le sens de la satire sociale de son auteur comme de Hokusai lui-même, une tendance qu’on retrouvera dans Tokyo 1958.
Ikebana (1958) – Documentaire passablement académique sur l’art de l’arrangement floral japonais, Ikebana vaut surtout pour la place particulière qu’il occupe dans la culture de Teshigahara. Celui-ci est en effet le fils de Sofu Teshigahara, fondateur de l’école d’ikebana Sogetsu, qu’il reprendra ensuite en 1980.
Tokyo 1958 (1958) – Teshigahara a collaboré avec huit autres réalisateurs sur ce film, destiné à donner une image inscrite dans son temps de Tokyo, déjà une mégalopole à cette époque. Le sens du burlesque de la mise en scène et le choix des anecdotes allègent considérablement la démonstration, et le regard porté par les réalisateurs sur la capitale nippone est aussi sérieusement documenté que tendre et amusé.
José Torres et José Torres partie 2 (1959 et 1965) – Teshigahara réalise avec les deux parties de son José Torres un documentaire très stylisé, qui s’intéresse autant à la boxe, le sport pratiqué par l’athlète susnommé, qu’à l’intégration aux États-Unis. La grande originalité de ce documentaire double tient au fait que seule une infime partie du film se voit accompagner d’un commentaire, tout le reste étant accompagné par l’envoûtante musique de Torû Takemitsu – ici aux accents de Gershwin. Travail impressionnant sur la dilatation du temps (un classique narratif en ce qui concerne la boxe) et sur l’utilisation de la lumière pour favoriser l’expression, les José Torres tiennent de la poésie la plus pure, sorte de long récit sans parole où s’exprime véritablement, pour la première fois à l’écran, la sensibilité visuelle de Teshigahara.
Sculptures de Sofu-Vita (1963) – Le sujet du Visage d’un autre montrait une filiation évidente entre ce film et son lointain descendant, Time de Kim Ki-duk. Ce documentaire consacré au sculpteur Sofu-Vita commence dans une veine traditionnelle, relativement statique, pour très rapidement laisser place à un jeu d’images et de couleurs autour des sculptures, où Teshigahara s’approprie l’œuvre de son sujet, dans une démonstration de l’éclectisme de sa sensibilité. Il importe de noter les rapports suggérés entre les œuvres ici filmées et celles qui jonchent la plage dans le Time de Kim Ki-duk, qui apparaît donc toujours plus comme un film-hommage à Teshigahara.
Ako (1963) – Ce court métrage est extrait de l’anthologie consacrée à la jeunesse autour du monde Fleur de l’âge, où quatre réalisateurs livrent leur vision de la vie et des préoccupations des jeunes de leurs sociétés respectives. Ako travaille le jour, tente de rêver à un ailleurs la nuit en compagnie de ses amis sur les quais d’une ville industrielle et portuaire. Teshigahara s’essaye ici avec application à la grammaire visuelle de la Nouvelle Vague, version européenne.
La Femme des sables, deux versions (1964) – Deux versions de La Femme des sables sont ici proposées : l’une, longue de 2h21, est celle qui a été proposée sur les écrans l’année dernière en reprise. L’autre, plus courte de vingt-deux minutes, est la version remontée par le réalisateur lui-même et qui lui valut le prix spécial du jury à Cannes en 1964. Laquelle, de l’une ou de l’autre, est la véritable version ? Teshigahara s’est bien gardé de jamais répondre…
Mère de sable (2007) – Trois documentaires ont été commandités par Carlotta pour ce coffret. Le premier d’entre eux est un essai visuel écrit par le chroniqueur Olivier Bitoun, autour de La Femme des sables. Comme tout essai interprétatif, cet essai flirte souvent avec la surinterprétation, mais parvient malgré tout à proposer quelques arguments fascinants et crédibles sur le langage avant tout visuel employé par Teshigahara.
Les Métamorphoses d’Abe Kôbô et L’Esprit d’avant-garde (2007) – Toujours réalisés en exclusivité pour cette édition, ces deux entretiens concernent l’un le romancier Abe Kôbô, avec le professeur spécialiste de l’artiste Julie Brock ; et l’autre la vie d’artiste protéiforme de Hiroshi Teshigahara, en conversation avec Mathieu Capel, spécialiste de la Nouvelle Vague japonaise. Ces deux entretiens précis et passionnants permettent avant tout de recontextualiser les artistes et leurs œuvres.
Si l’on considère la période qui va de ses débuts de cinéaste jusqu’au Visage d’un autre comme probablement la plus importante dans la carrière de Teshigahara, alors le coffret proposé en cette fin d’année par Carlotta constitue, une fois n’est pas coutume, un objet cinéphilique d’une rare pertinence, puisque non content de proposer toute l’œuvre cinématographique et télévisuelle du réalisateur, elle permet de les replacer en contexte grâce à ses documentaires, passablement érudits. En somme, le coffret Teshigahara constitue probablement ce que l’on est en droit d’attendre de toute anthologie. Après un coffret Sirk et un Cría Cuervos remarquables, c’est décidément un beau Noël que nous prépare Carlotta en cette fin d’année.