La Pirogue est le fruit de la collaboration entre un réalisateur sénégalais (Moussa Touré) et un producteur-scénariste français (Éric Névé). À l’image de cette bicéphalie culturelle, le film se tient le cul entre deux chaises, entre efficacité rythmique du récit de série B d’aventures et pesanteur dommageable de l’intention thématique, mais aussi entre sentiment de perte d’un pays de départ et bonne conscience confortable d’un pays d’accueil.
« Bateau »
La pirogue du titre est une de celles qui, dans un village de pêcheurs sénégalais, sont utilisées pour conduire des émigrants vers les îles Canaries, « avant-poste » de l’Europe. Le film narre le périple de l’une d’elles. Ce programme a priori familier et simple (trente hommes seuls, débarrassés du superflu, à la merci des éléments, du voisin de chacun et chacun de lui-même) est mené avec ce qu’il faut de sobriété, d’attention aux visages et aux corps tendus, aux incertitudes de la survie (collaboration plus ou moins forcée, partage des biens, menace de la faim, de la maladie et du naufrage), pour maintenir la tension inhérente au genre. Cela fonctionne le mieux dans les moments où le récit d’aventures parvient à tenir à distance le pathos qui menace la thématique en filigrane (l’émigration), quand les protagonistes n’apparaissent pas comme des clandestins appelant à la pitié ou la gêne, mais simplement comme des voyageurs mettant leurs vies en péril pour un espoir lointain.
Néanmoins, le vouloir-dire sociologique demeure et, si bien intentionné qu’il puisse paraître, la maladresse de sa formulation plombe quelque peu le récit, avant tout à cause de l’incapacité de la mise en scène à dévoiler les enjeux autrement qu’en les clamant de façon bêtement littérale. Ainsi, pour tisser les inévitables tensions humaines du genre, on applique sur les passagers de cette pirogue une cartographie consciencieuse, scolaire et assez… « bateau » d’archétypes de conflits qu’on annonce comme des slogans, qu’ils soient collectifs (à portée sociologique, a fortiori sur un groupe de trente personnes) ou individuels (à fonction purement dramatique) : les Peuls face aux Guinéens (« c’est les Guinéens qui ont fait le coup !»), les musulmans face aux animistes (« je suis animiste, je ne touche pas à ça !»), le passeur forcément cupide, la femme infiltrée parmi les hommes et qui doit lutter pour exister, les deux frères en froid qui vont évidemment se rabibocher. Les personnages sont moins des personnages que des applications de schémas.
Pourquoi partir ?
Et puis, ce grand sujet délicat de l’émigration en arrière-plan, La Pirogue ne résiste à la tentation de l’amener au premier plan, avec la même littéralité et le même simplisme qui trahissent la bonne intention concrétisée plus sagement que sincèrement. Plusieurs protagonistes vont ainsi s’empresser d’expliquer les raisons de leur départ — la même pour tous, en somme, si flagrante que les mots étaient inutiles : la recherche d’une vie meilleure. Ce qui nous fait nous demander pourquoi le film éprouve le besoin de dédouaner plusieurs fois ses personnages de leur désertion avec le même argument évident, comme s’il voulait l’asséner alors qu’il ne serait pas si convaincu que cela du bien-fondé de leur cause.
Sur ce point, d’ailleurs, le film se conclut sur une note pour le moins ambiguë et non dénuée d’arrière-goût. Comme une fin en demi-teinte, mais dont le réalisateur choisit de noyer la part sombre dans l’image consensuelle de sa part heureuse (la musique world composée par un frère de Youssou N’Dour n’aide pas beaucoup), elle laisse entendre que le négatif est finalement ce qu’il pouvait arriver de mieux, qu’il eût mieux valu que ces gens restent à la maison, que ce voyage était un risque dispensable dont il fallait se dissuader. Comme si, derrière le récit apparemment en empathie avec ses voyageurs en péril, vendu dans le dossier de presse comme un « hommage » aux émigrants qui chaque jour tentent la même aventure, sommeillait une morale somme toute consensuelle ne voulant froisser, sur un sujet controversé, ni les partisans ni les opposants à l’ouverture des frontières.