Le hasard – et, reconnaissons-le car en matière de critique elle ne peut être absente, la subjectivité du rédacteur – ne fait pas toujours bien les choses. Le Bayard d’or, récompense suprême, de ce 27ème Festival International du Film Francophone (FIFF) de Namur a été décerné par un film non visionné par votre serviteuse. Everybody in Our Family, de Radu Jude, confirme, tendance forte depuis, notamment, la Palme d’or 2007 de Cristian Mungiu pour Quatre mois, trois semaines, deux jours, la richesse et la vitalité du cinéma roumain. Difficile, en quelques jours, de suivre la totalité de la pléthorique programmation du FIFF, couvert pour la première fois par Critikat. Mais voici les quelques coups de cœur 2012 que nous avons repérés parmi une sélection toute personnelle, et qui dessine une carte de la francophonie aussi riche que diverse.
« Ceux qui sont en détresse dans la jungle urbaine »
Dans ce grand instantané d’une francophonie au cinéma, notre Bayard d’or à nous porte la « nationalité » québécoise : Tout ce que tu possèdes, de Bernard Emond, tout illuminé du superbe travail de la directrice photo Sara Mishara. Ses choix, comme ceux du réalisateur, lorgnent du côté d’un Hopper avec ses personnages solitaires, détachés dans un cadre très travaillé. Fresque de la filiation imparfaite et du lien humain retrouvé, le film est entrelacé d’œuvres du Polonais Edward Stachura, « poète maudit » vénéré par la jeunesse, suicidé en 1979. Se coupant ainsi encore un peu davantage du monde, le héros, abandonnant son poste de professeur de littérature, se plonge dans la traduction de Stachura comme s’il était le reflet le plus parfait de son âme. Bâti sur une série de dilemmes, Tout ce que tu possèdes construit sa tension dramatique entre littérature (l’œuvre et la vie de Stachura) et réalité, incarnée par la fille adolescente du héros, qui le retrouve sans l’avoir jamais connu. On espère qu’il trouvera vite distributeur.
Du Québec encore, mais à l’opposé dans le traitement formel, on aura apprécié Catimini, premier long-métrage de Nathalie Saint-Pierre, meilleur film à Angoulême cet été. Film choc à veine documentaire et sociale, il présente, par son coup d’éclat final notamment, une certaine parenté avec le Festen de Vinterberg. Jouant d’une caméra mobile, voire énervée, souvent à l’épaule, et d’intéressants plans à hauteur d’enfants et adolescents, il conte les ravages d’une enfance en famille d’accueil à travers quatre fillettes et jeunes filles.
La présence d’Ozon, venu présenter Dans la maison en avant-première au FIFF, est par ailleurs l’occasion de constater la belle vigueur du cinéma français contemporain, même si certains à Critikat n’y trouvent rien d’un film de cinéma (lire la critique de Matthieu Bareyre). De nouveaux venus dans la planète cinéma française méritent d’être suivis. Ainsi, After de Géraldine Maillet, s’il souffre de quelques maladresses – des clichés dont la réalisatrice voudrait se jouer mais qu’elle ne parvient pas toujours à détourner ou à rendre légers – trouve de belles options pour filmer un Paris noctambule à la dimension de ses deux protagonistes : Julie (belle et trop rare Julie Gayet) et Guillaume (Raphaël Personnaz) âmes fragiles et esseulées, à la fois semblables et opposées, qui se rencontrent le temps d’une nuit, déambulent entre leurs vies en même temps que dans un espace réinventé par leurs géographies intimes, présentant un Paris éloigné de tout fantasme exotique.
Il faut encore s’attarder sur J’enrage de son absence de Sandrine Bonnaire, dont on avait beaucoup apprécié, sur Critikat, Elle s’appelle Sabine, documentaire sensible sur sa sœur malade. La comédienne-réalisatrice y met en scène avec bonheur Alexandra Lamy comme on aimerait la voir plus souvent (déjà remarquée dans le même registre dramatique dans Ricky de François Ozon) et un excellent William Hurt. Si elle prend, dans la dernière partie du film, un virage singulier mais justifiable, elle atteint une émotion pas seulement distillée par l’histoire, bâtie sur le deuil d’un enfant, ni même uniquement sur le jeu de ses comédiens, mais aussi par la finesse des dialogues et la longueur des plans, qui nous installe proprement dans le champ.
« Révolutions arabes » : an I
Le cru de ce dernier FIFF a aussi dessiné, à sa façon, un territoire du monde arabe contemporain, avec Les Chevaux de Dieu (Maroc), de Nabil Ayouch, ou le lent et sûr glissement vers le terrorisme de quelques jeunes gens de Casablanca scrutés de près. Le Sac de farine, de Kadidja Leclère, très classique mais avec une belle Hafsia Herzi, s’intéresse lui aussi à la place de la religion dans une société qui se cherche, tout comme le fait, très différemment, l’intelligent documentaire C’était mieux demain. Hinde Boujemaa y suit Aida, atypique, asociale et délaissée, comme le symbole de la somme de toutes les injustices de la Tunisie. « Il nous faudrait une bonne guerre civile, dit-elle, ou qu’on soit colonisés ; on serait humiliés mais au moins ça serait par des étrangers. » À l’heure où le peuple sortait mettre Ben Ali à la rue, Aida continuait de défoncer – au sens propre – des murs pour y trouver, derrière, un refuge pour elle et son fils handicapé. En la plaçant au centre de son film, la cinéaste, et c’est nouveau et vivifiant, regarde la « révolution de jasmin » de biais. Elle y filme un pays perdu, navigant entre différentes options : la laïcité ? le hidjab ? les militaires ? Et répond, un an et demi après les révoltes, que « c’était mieux demain ».
Avec Yema (mère, en arabe), de Djamila Sahraoui (Algérie), la réalisatrice, ironie du sort, reçoit le prix d’interprétation féminine, alors même qu’elle ne voulait pas incarner le personnage principal ; elle avait du s’y résoudre faute de trouver une comédienne qui l’aie convaincue. Superbe et terrible aventure de filiation, là encore, sur le mode d’une quasi tragédie grecque, Yema filme le fil des jours d’une mère aux fils irréconciliables : le militaire, le maquisard. L’État, le terrorisme. L’amour et la haine embrassés dans un même clair-obscur.
Vu aussi, Le Repenti (Algérie), dernier long-métrage de Merzak Allouache, très différent de son précédent et discutable Normal, vision très personnelle de la question de l’engagement de l’artiste en période de révoltes arabes de début 2011. D’une grande force, très fin aussi, Le Repenti est le constat d’Allouache sur l’impossible (?) réconciliation algérienne post-années 1990, dont l’histoire prend pour cadre la loi sur la concorde civile.
Du sud du Sahara, sélectionné aussi en compétition officielle, La Pirogue, de Moussa Touré, dont on avait adoré le truculent documentaire 5x5, ou le quotidien, raconté au féminin, des cinq épouses et vingt-cinq enfants d’un paysan. Le réalisateur sénégalais, grand habitué du festival de Namur, ne convainc pas totalement, ici. Si la photo de son film diffuse de belles lumières, dessine joliment les visages, son propos manque cruellement de finesse, tout comme, malheureusement, parfois, le jeu de ses acteurs. Un beau passage chanté, le plus sincère du film, ne suffit pas à nous entraîner totalement. Le spectateur français aura l’occasion de se faire son propre avis, puisque, et c’est suffisamment rare pour être souligné, La Pirogue – coproduit par Arte Cinéma – sort en salles le 17 octobre.
S’il ne nous restait qu’un jour sur Terre…
Dans un toute autre registre, plus dans la lignée d’un Sissako (Herremakono, Bamako) ou d’un Haroun (Daratt, Un homme qui crie…), Alain Gomis met en scène, dans son superbe Aujourd’hui, une tout autre vision de son pays. Le réalisateur franco-sénégalais s’affirme décidément comme l’un des plus beaux « peintres » de l’âme de personnages toujours originaux et magnifiques : le torturé El Hadj de L’Afrance (2001), son premier long-métrage, coup de maître déjà avec cette histoire d’immigration racontée – pour une fois – au plus près d’un personnage très travaillé et habité, loin du pantin prétexte à une thèse vue et revue ; le fantasque et émouvant Yacine d’Andalucia (2007), architecte des petits moments uniques qui font le sel de la vie et à la recherche de ses origines ; le condamné Satché, dans Aujourd’hui, qui sait qu’il va mourir ce soir. Sillons de la peau, ongles, poils… des gros plans, des zooms, des sensations, le rythme d’un simple tambour, paume contre peau de l’instrument, rien de folklorique durant la balade de Satché, mais l’essentiel filmé à fleur de pellicule.
Au milieu de cette programmation, de ces territoires riches et variés, un film d’animation s’est détaché du paysage. Ernest et Célestine, de Benjamin Renner, Vincent Patar et Stéphane Aubier, bijou de poésie adapté de l’œuvre à succès de Gabrielle Vincent, dont la morale (mais il s’agit d’un film accessible aux enfants, d’un conte), certes très simple, est bien plus légèrement amenée que dans biens des films « pour les grands ». Le plus beau rappel qu’un dessin animé en 2D peuplé d’ours et de souris peut nous transporter dans tout un monde. Sortie en salles le 12 décembre.