Désirant éprouver ses jambes après avoir failli en perdre l’usage, méditant sur les conditions de vie dans la France contemporaine et aspirant à découvrir un pays qu’il disait ne pas connaître, Laurent Hasse a choisi de l’arpenter de la Cerdagne à la mer du Nord, en rencontrant ses habitants et parfois parler du bonheur et du malheur. Notre chance est qu’il ait voulu en faire un film, Le Bonheur… Terre promise, point de rencontre de l’urgence d’une quête individuelle et du désir de cinéma.
En un temps où les rayons des librairies croulent sous les manuels de développement personnel et où l’on rêve de « goûters-philo » pour tous les enfants de France, nul doute que la proposition d’interroger le quidam sur sa conception du bonheur a de quoi séduire un large public – et d’en repousser un autre, las de la complaisance pour tout ce qui est spontané, et du goût pour la « philosophie », à condition qu’elle nous dise que le bonheur est à portée de main. Mais que ce scepticisme ne nous détourne pas du Bonheur… Terre promise !
Le film évite les écueils dans lesquels menaçait de tomber une telle « enquête » philosophique : lieux-communs, excessive légèreté, complaisance narcissique. Les propos tenus par les interlocuteurs de Laurent Hasse – certes sélectionnés au montage – sont pudiques, honnêtes, souvent beaux. Avec délicatesse et gravité sont évoqués l’amour, la mort, la solitude, l’espoir ou la nostalgie ; ici la poésie baroque, là la maxime séculaire. Rien qui rappelle les micro-trottoirs ou les psychologues de télévision. Pourquoi cela fonctionne-t-il ? Parce que le réalisateur s’est donné les moyens d’authentiques rencontres. Seul, en hiver, il arpente la campagne. Les femmes et les hommes qui le croisent et qui parfois l’invitent chez eux, sentent qu’il est lui-même engagé dans cette question, qu’il ne pose ou suggère d’ailleurs qu’une fois une relation confiante installée. Cela fonctionne aussi parce que ceux que l’on entend sont pour beaucoup des gens seuls et des gens de campagne, rarement jeunes, peu versés dans les techniques de la communication, les jeux de langage à la mode, et la maîtrise de leur image, toutes choses que le jeune urbain des centres-villes possède à un éminent degré.
La ville, c’est précisément ce que fuit Laurent Hasse, en promeneur solitaire critique de la modernité urbaine, de sa vitesse, de son hypocrisie, de son uniformisation et de son impersonnalité. Il est frappant de voir comment non seulement la matière mais le style même du film, ses cadres, et surtout son montage, changent lors de la présence en ville et singulièrement dans la « région parisienne ». Frappant, aussi, cet intertitre qui vient signaler l’approche de la capitale : Région parisienne, signifiant objectif d’une absence d’âme, quand Tarn, Aveyron, Cantal, Creuse pouvaient être scandés en chantant, comme les cent villages d’Aragon : « Avize, Avoine, Vallerange, Ainville, Septoutre, Mongibaud ».
Il ne faut pas s’y tromper ; le centre de gravité du film, sa matière, ce n’est pas le « bonheur » mais la « terre ». Non la terre promise mais la terre donnée, et qu’on ne voit plus, et qu’il faut montrer. Cette matière, c’est le corps de la France, dans ce qu’il a de presque immuable et dans ce qu’il a de changeant. Corbières, Loire, plaines du Nord ; taillis, bosquets et murs de pierre ; biches, chiens, chevaux soufflants ; architectures vieilles et nouvelles ; moines, soldats et boulangers ; solitaires, marginaux, immigrés ; une langue et ses accents. Une matière visuelle, sonore et spirituelle qu’un bon coup d’œil et une petite caméra permettent de saisir à condition de s’éloigner des grands axes de communication.
Saisir ? Il faudrait plutôt dire éprouver, pour faire droit à ce film singulier. Le paysage ou le feu de bois sont récompenses du corps fourbu, la plaine est morne, la ville est laide, quand le cœur n’y est pas. Si le thème du film est le bonheur et sa matière la France – une France – son objet est plutôt la résonance de ceux-ci dans la subjectivité du réalisateur. Il arrive que l’on pense à Rousseau et à ses rêveries, mais « rêverie » est trop fort : il est plus difficile à la caméra qu’à la plume de dire le vague à l’âme et la marche, guidée par une boussole et bornée par un terme n’est pas flânerie. Le Bonheur… Terre promise est un journal de voyage et une méditation.
Un journal : les premiers et derniers mots sont dits à la première personne. Les rencontres sont ponctuées par la voix du réalisateur, en off, qui évoque ses états et ses réflexions. Un genre d’enquête philosophique certes, mais d’abord comme aventure et comme méditation : son périple, nous apprend Laurent Hasse, est une revanche sur un grave accident et le coma qui l’a suivi. Il s’agit d’éprouver la vie après avoir approché la mort. Un voyage enfin, un voyage surtout. La valeur de ce qui est montré empêche que nous nous sentions simples témoins d’une quête ou d’un exploit strictement individuels. La belle matière nous sauve d’une subjectivité close sur elle-même. Ainsi n’est-ce que lors du générique de fin que nous voyons le visage de celui que nous avons accompagné : jusque-là, c’étaient ses pieds, son ombre, ce sont maintenant ses yeux et son rire. On peut regretter cette apparition in extremis, qui nous paraît dans sa forme sacrifier à l’air du temps et clôt le film d’une manière un brin narcissique ; mais pour l’essentiel, Le Bonheur… Terre promise trouve un bel équilibre entre la forte présence de la première personne et la nécessité de s’effacer devant les choses, les animaux, et les hommes.