Pour son troisième long-métrage, Dominik Moll a choisi de mettre en scène la relation trouble entre deux couples que tout oppose, en disséquant l’insidieux bouleversement qui découle de leur rencontre. À cette occasion, le réalisateur retrouve Laurent Lucas, déjà malmené dans Harry, un ami qui vous veut du bien, mais aussi Charlotte Gainsbourg, André Dussollier et Charlotte Rampling. Et signe un film audacieux, oppressant, mais inégal.
Pauvre Laurent Lucas. Acteur atypique dans le paysage cinématographique français, il retrouve ici Dominik Moll, qui le plonge une nouvelle fois au cœur d’un thriller psychologique. Et Laurent Lucas de confirmer, au fil des rôles, un talent aussi rare que précieux : celui de se fondre parfaitement dans le rôle d’un mari modèle pour sa femme malade (Haut les cœurs, Sólveig Anspach, 1999), comme dans celui d’un inquiétant médecin (Qui a tué Bambi ?, Gilles Marchand, 2003). D’un registre à l’autre, il promène avec la même justesse de ton et de jeu son allure « normale » de charmant voisin de palier, mais surtout son visage polymorphe. Regard tourmenté, mâchoire inférieure légèrement prognathe et pommettes saillantes, il ne ressemble justement pas à Monsieur Tout-le-monde. Et parvient aussi bien à exprimer la démence que la peur ou l’incompréhension. Dans Harry…, du même Dominik Moll, il était Michel, un père de famille un peu dépassé qui voit surgir dans sa vie un ancien camarade de classe. Proie en apparence facile pour le manipulateur, son personnage gagnait peu à peu en épaisseur et finissait par inverser la tendance. Dans Lemming, il est Alain, un ingénieur à qui tout semble réussir et qui vient de déménager dans le sud de la France avec sa femme Bénédicte (Charlotte Gainsbourg) pour intégrer l’entreprise Pollock. Concepteur d’une ubuesque webcam volante, il devient rapidement le poulain préféré du patron (André Dussollier). Un bonheur apparemment sans tache, mais qu’un dîner avec le boss et sa femme va sévèrement ébranler.
Pour son troisième long-métrage (il avait également réalisé Intimité en 1993), Dominik Moll poursuit l’exploration de ses thèmes favoris : celui des relations de pouvoir et d’influence entre les êtres, et celui des apparences trompeuses. Car Lemming est d’abord l’histoire d’un équilibre rompu. Celle d’un jeune couple violemment confronté à la relation perverse et conflictuelle d’un autre couple, plus âgé, et qui en ressort fragilisé. La scène du dîner à quatre, clef de voûte du film et formidable terrain de jeu pour les acteurs, réunis pour la seule et unique fois à l’écran, agit comme un déclencheur. Il marque le début de l’agonie, lente et insidieuse, de ce « petit couple parfait », comme le siffle Alice Pollock (Charlotte Rampling) derrière ses verres fumés. Dès lors, la jolie façade se lézarde, à mesure que le poison du non-dit se distille. Lentement mais sûrement. Les liens qui unissent Alain et Bénédicte se délitent peu à peu, et chacun laisse entrevoir une facette insoupçonnée de son être. Dans le rôle de Bénédicte, Charlotte Gainsbourg est parfaite. D’abord épouse et hôtesse irréprochable, elle se mue finalement en un personnage étonnamment trouble, voire inquiétant.
Mais la comparaison avec Harry… ne s’arrête pas là. Dans Lemming, on retrouve en effet une esthétique sensiblement comparable : une même palette de couleurs froides ou neutres, une même utilisation de l’espace et du son, et des décors toujours savamment choisis pour leur dépouillement glaçant. Cinéaste décomplexé et déroutant, Dominik Moll impose son style. Un mélange de suspense et de film noir, qui flirte par moments avec le fantastique. Mais le plus surprenant reste sans doute cet humour, inattendu et grinçant, que le réalisateur sème tout au long du scénario. Autant de respirations qui rythment et nuancent l’atmosphère définitivement oppressante du film. Le cinéma de Moll se définit avant tout par un fond qui l’emporte sur la forme. Il filme sans esbroufe ni emphase, mais de manière frontale, comme pour mieux laisser à ses acteurs le temps et la place de déployer leur jeu. En optant pour le réalisme fantastique, il livre au bout du compte une comédie noire aussi étrange qu’efficace. Et continue d’explorer le sujet inépuisable de la relation à l’autre et de l’intimité, a fortiori au sein du couple. Pourtant, si Lemming se veut fidèle à l’esprit de Harry…, il est loin d’en égaler la qualité et la maîtrise. Dans l’ensemble moins équilibré, certes plus expérimental mais surtout plus bancal dans sa résolution, le film porte en lui ses propres limites. Difficile en effet de démêler le vrai du faux, la réalité du rêve, le vécu du fantasmé, thèmes que bon nombre d’autres réalisateurs ont abordé avec brio, lesquels ont vraisemblablement inspiré Dominik Moll. Et si ce brouillage des pistes, visiblement assumé, fait un temps son œuvre, il fait aussi courir à son réalisateur le risque de perdre, au passage, l’adhésion et la compréhension de certains spectateurs.