Quand un Miguel Gomes ne cherche pas à la sublimer en fables (Les Mille et Une Nuits), la crise économique portugaise a plutôt une sale gueule, celle d’un marasme déprimant qui inspirerait plus volontiers des films noirs. Le compatriote Marco Martins était sans doute bien placé pour ce faire : en 2005 déjà, avec Alice, il filmait Lisbonne en ne retenant que l’angoisse du quotidien urbain, théâtre d’une exploration obsessionnelle mais décharnée. Après douze ans où les écrans français n’ont plus eu de nouvelles de lui, Martins se rappelle à notre souvenir bienveillant avec Saint Georges, revenant dans une Lisbonne encore plus sinistrée. Planté au plus fort de la crise, en 2011, quand le pays a dû endurer les mesures d’austérité imposées par la « troïka » européenne, ce drame aux accents de film noir ne promet aucun enchantement : sur un modeste dispositif, il touche plutôt par sa façon de s’approcher de la dureté, de chercher ses failles pour mieux y faire entrer l’émotion.
Arrimé à la matière
Les choses commencent pourtant sur un étrange ton de fable que l’on craint convenue, avec cette scène où un homme costaud torse nu embrasse la croix de Saint Georges qu’il porte en pendentif en récitant une prière, comme avant un combat ; on apprendra juste après qu’il s’appelle… Jorge. Puis le ton change, on étouffe les prières et le pathos, tandis que la caméra suit la marche bornée de l’homme pour sa survie, le cadre étant parfois comme arrimé à son visage endurci ou ses épaules massives tandis qu’il traverse le marasme urbain en regardant droit devant lui, arrimé lui-même à la trajectoire fixée. Jorge est un boxeur dont les combats ne paient plus, son fils Nelson et lui vivent chez son père avec une intimité réduite au minimum, et son épouse Susana, dont il est séparé et qui trime comme femme de ménage, projette de repartir dans son Brésil natal avec le garçon. Alors il va postuler dans une activité en vogue à cette époque et pour laquelle ses gros bras seront utiles : le recouvrement de dettes, où les méthodes se passent souvent de scrupules. L’espoir de recoller les morceaux, cependant, restera purement théorique et jamais vraiment caressé. Au milieu du film, à l’issue d’une de leurs retrouvailles à la sauvette, Jorge demande à sa femme : « Tu comptes revenir avec moi ?» La réponse de Susana est directe et cinglante : « Mais tu es fauché !» Non qu’elle soit fermée à l’idée d’une réconciliation, mais le sentimentalisme est coupé net par le matérialisme dressé entre les êtres.
Cette cruelle évidence éclaire alors l’intérêt porté jusque-là par la caméra pour le corps en marche. Il ne s’agissait pas simplement de rester coller à son sujet qui lutte (comme dans cette légion de spécimens du « cinéma social » qui, prétextant l’exemple des frères Dardenne, abusent des plans sur les nuques et des tremblements de cadre) mais aussi de figurer à quel point ce sujet, Jorge, tâche de ramener sa propre perception du monde au purement matériel : ses muscles au travail, sa trajectoire vers des destinations précises que lui seul a besoin de connaître, sa sensation de contrôler son corps, l’urgence lui interdisant de regarder sur le côté ou en arrière.
Des failles toutes simples
C’est pourquoi, mieux que toute balise dramatique (comme le revirement initial de Jorge face à la violence de sa tâche), c’est l’irruption du hors-champ, de ce que le personnage souhaitait exclure de son champ de vision, qui amorce sa déstabilisation, la mise à mal de sa posture et de la mécanique qu’il semblait devoir incarner par le prisme de la mise en scène. Ce qu’il cache (comme le fait d’avoir failli à une mission) le met en danger ; ce qu’on lui a caché et qu’il apprend brutalement (comme le comportement ignoble de son père envers sa femme) le bouleverse ; et l’irréparable qui se produit sous ses yeux, vers la fin, la caméra choisit de ne pas le cadrer, restant fixé sur Jorge seul avec sa conscience de l’impossibilité du retour. Marco Martins se fie à une évidence cinématographique des plus triviales, mais qui se vérifie ici avec force : cette efficacité du hors-champ, du choix de ne pas montrer ou de ne pas dire dans l’immédiat, pour qu’une trajectoire narrative qu’on pourrait préjugée toute tracée (avec ses détours et sa morale prévisibles dans le « cinéma social ») se voit inopinément perturbée par les secousses de l’émotion. Le personnage et le cinéaste y trouvent chacun une forme de salut. Ces interventions du hors-champ, ce sont les failles dans la résolution que Jorge s’est fabriquée sur une perception volontairement tronquée du réel ; mais ce sont aussi les brèches que s’octroie Martins pour ne pas se laisser enfermer dans sa méthode de raconter la crise sociale à travers Jorge. La scène inaugurale de la prière à Saint Georges (qui était, on l’a découvert entre-temps, un flash-forward) trouve alors sa place émotionnelle — non sans une certaine amertume puisque notre Georges ne fait guère le poids face au dragon qui lui fait face.