«Ô Roi bienheureux, on raconte que dans un triste pays parmi les pays…» C’est par ces paroles que se met en place la structure – empruntée au fameux recueil de contes populaires – des nouveaux films du cinéaste portugais Miguel Gomes. Nouveaux au pluriel, car c’est en trois volumes que se décline Les Mille et Une Nuits, sa dernière œuvre sélectionnée à la Quinzaine des Réalisateurs qui a survolé avec aisance, et une certaine élégance, le récent Festival de Cannes. Chaque film étant distribué et programmé indépendamment, c’est le premier opus, intitulé L’Inquiet, qui se dévoile en ce début d’été, avant que le volume 2 (Le Désolé), fin juillet, et le volume 3 (L’Enchanté), fin août, prennent le relais sur nos écrans.
Première interrogation : qui est donc cet inquiet que le titre singularise ? Le peuple portugais sans doute – c’est le sujet même du film, sujet au sens de qui parle – mais aussi, peut-être, plus spécifiquement Miguel Gomes lui-même qui se met ici en scène, abattu et angoissé, en préambule d’une inquiétante préface. L’état catastrophique du Portugal, soumis aux injonctions économiques européennes, le plonge dans un abîme de perplexité quant à sa responsabilité de cinéaste : comment continuer à réaliser des films alors que la pauvreté gangrène chaque jour de plus en plus son pays ? Première impuissance, artistique mais aussi politique. Un film ne suffira pas à résoudre cela, il en faudra trois.
Dans la même dynamique des pôles opposés aboutissant à ses films précédents (notamment le magnifique Ce cher mois d’août), Les Mille et Une Nuits naît donc d’abord d’une impossibilité de film et se veut, comme première contestation à cette impuissance, le récit de cette (més)aventure collective – qu’est toute création cinématographique – mais contrainte par une production hasardeuse. Ainsi, dans une séquence introductive franchement hilarante, Gomes, avec une mine déconfite rappelant aussi bien Droopy que Buster Keaton, fuit le tournage du film qu’il avait commencé : soit un documentaire sur des chantiers navals et des exterminateurs de guêpes qu’il habille d’entretiens en voix-off avec les ouvriers concernés, entretiens qu’il entrelace en désynchronisant l’image et le son – procédé qu’il amplifiera, comme un curseur se déplaçant sur la tranche du merveilleux, tout au long des trois volumes. Pourchassé par son équipe technique qui finit par le rattraper pour lui régler son compte, le cinéaste, un peu lâche, propose de leur raconter des histoires afin de réduire la sanction qu’il va se voir infliger. Démarre ainsi, au fil des nuits, le récit par Schéhérazade de l’histoire d’un pays en crise et de ses habitants endormis. Démarre ainsi, au fil de l’écran, le récit par Miguel Gomes des histoires d’un art en crise et de ses spectateurs endormis. Un cinéaste déguisé en princesse orientale condamnée à raconter des histoires pour ne pas mourir. Différences et répétitions : l’usine à fictions se met en marche.
Renaissance d’une nation
« Ô Roi bienheureux, on raconte que dans un triste pays parmi les pays… » C’est par ces paroles que se met en place, encore une fois, la structure des Mille et Une Nuits : une double articulation particulièrement ambitieuse par ses enjeux tant théoriques qu’esthétiques.
En premier lieu, réaliser un film travaillé par la question du politique – tout en fuyant le militantisme – qui se base sur des faits divers rapportés au Comité Central (instance dirigeante constituée du cinéaste et de ses fidèles collaborateurs) par des journalistes dépêchés aux quatre coins du Portugal.On touche sans doute là, de façon extrêmement directe, au cœur du cinéma de Gomes : réechanter le quotidien – et le cinéma, en retournant notamment vers le primitif, comme lors des premières images de L’Inquiet qui rejouent des vues Lumière par une sortie d’usine. Gomes veut ainsi révéler ce que nos vies, tant misérables ou banales qu’elles soient, contiennent de fantastique. Du réel faire surgir l’irréel, mais non pas un irréel qui s’opposerait au réel, mais un irréel qui amplifierait notre présence au monde. Une irréalité tangible, ou, pour le moins, visible – sur un écran de cinéma. De l’imaginaire offert au peuple portugais, et à nos yeux, comme une bouée de sauvetage.
Et c’est ainsi que dans un second temps, Gomes entrelace ces histoires de tous les jours avec une approche baroque et les transpose dans une configuration merveilleuse, teintée néanmoins de mélancolie, comme attirée inexorablement par la gravité de la crise qui s’abat sur son pays. Il utilise un découpage en une table des matières qui chapitre ces récits tout en les faisant se cogner les uns aux autres sans soucis de linéarité apparente, si ce n’est par des associations d’idées malicieuses. On croisera ainsi un coq jugé pour chanter la nuit mais doué de parole pour se défendre (il sera le « premier cri qui réveille les consciences ») mais aussi un gouvernement factice du Portugal qui connaît quelques problèmes d’érection – nouvelle manifestation de l’impuissance, mais cette fois-ci des puissants. Se joue ici sur le ton de la farce une allégorie grivoise associant la libido des hommes de pouvoirs à des courbes économiques. La portée politique du film se déploie ainsi jusqu’au dernier chapitre intitulé Le Bain des magnifiques où, dans une approche d’observation qui rejoint le début de son long métrage avec sa polyphonie de voix-off sur des chantiers qui ferment, Gomes écoute avec attention la parole et le corps de chômeurs qu’il jette ainsi littéralement à l’eau afin d’espérer une meilleure année que celle qui vient de s’écouler. La forme du film est ainsi constamment en mutation, avec une caméra qui peut à la fois embrasser une foule entière comme se concentrer sur un unique visage. Gomes utilise aussi mille inventions, tout aussi musicales que graphiques. Ainsi de la séquence du triangle amoureux ravagé par les flammes de la jalousie – séquence par ailleurs magnifique où des enfants jouent à s’aimer comme des adultes et dans laquelle Gomes manie avec une rare singularité l’inscription sur l’écran des textos échangés entre les jeunes adolescents. En réenchantant alors la campagne portugaise, L’Inquiet ne choisit jamais la voie simple du documentaire ou de la fiction purs et durs : Gomes préfère travailler le réel et l’imaginaire en les faisant se rencontrer dans leur impureté intrinsèque. Ce qui n’est pas sans créer des étincelles, une alchimie mystérieuse. Un feu d’artifice.