Des personnes totalement bouleversées et transformées par la rencontre, la cohabitation entre l’extrême tendresse et la violence d’une passion, la sensualité et la sexualité exacerbées. Bref, la chose tient en peu de mots : l’amour fou. Rien de très original ? Sauf qu’il s’agit ici d’un homme et d’une femme respectivement âgés de 72 et 73 ans. Si l’on ajoute à cela une habile réalisation hybride, oscillant sans cesse entre fiction et réel, la chose devient très intrigante, et captivante.
Tout ce qui suivra la première séquence viendra la contredire avec force. On y découvre Park Chi-gyu dans un quotidien solitaire et morne. Ses gestes sont ceux de la vieillesse, lents et laborieux. Il aspire ses nouilles dans son modeste logement un brin glauque. Et après la dinette, on passe un petit coup sur le dentier. La rencontre avec Lee Sun-ye n’est pas sans faire songer au segment « Les Environs du musée » dans L’Orme du Caucase, une bande dessinée des Japonais Taniguchi et Utsumi, une histoire d’amour entre deux personnes âgées. Mais s’il est un processus qui intéresse Park Jin-pyo, ce n’est pas la séduction. L’amour, juste l’amour, comme seul objet : la transfiguration occasionnée par ce surplus de vie dont va bénéficier ce « jeune » couple. Donc on ne s’appesantit pas sur la chose. Un plan, pas plus d’une minute : un parc, un banc, l’échange d’un sourire et d’un patronyme. Ellipse. Et voici Monsieur chez le coiffeur se faisant teindre les cheveux et, à quatre pattes comme un enfant, transformant son logis en un écrin pour Lee Sun-ye qui vient s’y installer. Découvert comme un tombeau, cet intérieur est alors réinvesti par un puissant souffle de vie.
Il s’agit ici du premier long-métrage de fiction du cinéaste, auparavant réalisateur et producteur de documentaires. Ce « passif » n’est pas sans imprégner Trop jeunes pour mourir, d’autant plus que les deux protagonistes sont des « personnages du réel », puisque Park Jin-pyo a réalisé en 2001 Love, un documentaire sur la solitude de sept personnes âgées, dans lequel intervenaient les deux tourtereaux. Le film s’inscrit dans un temps qui serait une sorte de présent perpétuel, écartant toute velléité rétrospective ou sociologisante à propos du couple. Toute l’attention se porte sur la charge émotionnelle, sensuelle et érotique d’une passion torride. Pour cela, deux principaux pôles esthétiques sont déployés. D’une part, un registre que l’on considèrera comme étant proche du documentaire, basé sur l’observation et l’enregistrement du quotidien, avec une caméra portée. Mais des plans et des séquences s’inscrivent dans une grammaire cinématographique fictionnelle plus classique, où l’influence de Yasujiro Ozu s’avère évidente. Des plans fixes assez étirés, filmés au ras du sol. Les cadres sont alors assez larges et unissent Monsieur Park et Madame Lee. Le cinéaste n’hésite pas à se mettre à distance, en retrait, les rites amoureux sont parfois perçus par l’embrasure d’une porte. Ainsi la réalisation oscille-t-elle entre simplicité un peu brute et sophistication, et même parodie à l’occasion d’une gymnastique matinale musicale assez tordante.
Un film donc au présent, sur une cure de jouvence miraculeuse accordée à deux êtres. On barbote dans le bain en s’esclaffant et s’éclaboussant avant de courir dans le logis dans la plus complète nudité. Mais chaque acte est une lutte acharnée contre la mort, plus encore : un refus. Il en est ainsi de l’acte d’apprendre, ici la percussion et le chant : « tu feras un bon chanteur » lui dit-elle. Aimer est aussi une projection confiante vers l’avenir, la promesse d’un futur. Et lorsque l’idée de la perte s’immisce, cette confiance laisse place à la peur panique.
La sexualité est placée au centre de la relation du couple, et du film, car elle est l’acte par excellence qui conduit à la vie : une source de joie, de santé et de communication. Chacun est totalement à l’écoute du plaisir de l’autre, « tu aimes comme ça » demande-t-elle, « tu me suces bien » dit-il. Dans la position du missionnaire version coréenne (c’est une simple hypothèse…), la vigueur et la conviction de l’acte subjuguent. Si la chair féminine s’est avachie avec l’âge, le fessier masculin présente des muscles remarquablement saillants (d’où la gymnastique matinale). Concernant l’acte de représenter cela, de la part du cinéaste comme des acteurs, il ne faut certainement pas chercher du côté d’un exhibitionnisme déplacé. Au moins deux pistes s’imposent. Lorsqu’il y a trop plein de bonheur, celui-ci déborde et se voit, se montre. La pudeur est l’aiguillon des êtres raisonnables. Et avec le cinéma, comme le souligne Andrei Tarkovski dans Le Temps scellé, « l’homme avait trouvé le moyen de fixer le temps, et en même temps de le reproduire, de le répéter, d’y revenir autant de fois qu’il le voulait. » Pas certains que les amoureux aient conscientisé cela, mais ils en sont une expression particulièrement émouvante. Madame Lee et Monsieur Park ne sont rien moins que des candidats à l’éternité.