« Que celui qui le désire se regarde dans mes films comme dans un miroir, et il s’y verra. Quand le cinéma fixe son idée dans des formes qui ressemblent à la vie, et qu’il se concentre avant tout sur la perception émotionnelle, plutôt que sur la formule intellectuelle du “cinéma poétique“ (…), le spectateur trouve alors le moyen de percevoir cette idée au travers de sa propre expérience personnelle. »
Le Temps scellé, longtemps épuisé et indisponible, est enfin réédité aux éditions Philippe Rey, qui concentrent désormais plusieurs ouvrages de Tarkovski comme ses Récits de jeunesse et ses polaroïds, Lumière instantanée. C’est l’opportunité de revenir sur cet écrit majeur du réalisateur russe, un indispensable comme un incontournable pour tout tarkovskien comme pour tout cinéphile.
Le Temps scellé, défini selon le genre du « roman » – c’est la nouveauté éditoriale qui a attribué un genre à l’écrit tarkovskien, relève plutôt du roman autobiographique, mais surtout de l’essai à mi-chemin entre l’autobiographie et la théorie. Cependant, au même titre que Tarkovski n’affectait pas de catégorie ou de genre à ses films, son ouvrage rentre difficilement dans une quelconque classification.
Rédigé en discontinu entre 1970 et 1986 (entre Moscou, San Gregorio et Paris), entre « la Russie » et « après la Russie », ce pays dont il est un « fragment », une « cellule », et notamment au cours d’une « période de chômage prolongé », l’ouvrage assume son caractère discontinu, « à sauts et à gambades » pourrait-on dire, comme Les Essais de Montaigne que Tarkovski aime à citer dans son Journal, et qui peut rendre la lecture de l’ouvrage parfois périlleuse.
L’ouvrage se présente comme un livre cher au cœur de Tarkovski, « à la manière d’un journal intime », expression de l’articulation entre la réflexion et la pratique du réalisateur – qui n’est pourtant pas un théoricien comme son « rival » Eisenstein, et narration, à bâtons rompus, d’événements importants qui ont ponctué son existence, que ces événements soient des lectures, des rencontres, des émotions, qui dialoguent, interagissent avec ses films : de la naissance du cinéma comme art avec L’Arrivée d’un train en gare de La Ciotat des frères Lumière à la naissance du réalisateur que Tarkovski ancre à partir de L’Enfance d’Ivan, Le Temps scellé donne à lire l’élaboration consciente du parcours d’un réalisateur, entre retours critiques (sur ses propres films), inspirations (sur les films qu’il affectionne) et aspirations (rendre compte de la spécificité du cinéma comme art parmi les autres arts et promouvoir le cinéma comme un absolu).
La réflexion qu’il mène ici est en un certain sens contrainte, car elle est le fruit des conditions d’exercice de son métier et des délais d’attente entre la création de chaque film. Tarkovski se présente en théoricien paradoxalement presque malgré lui : « Ne valait-il pas mieux, en effet, réaliser mes films les uns après les autres, et résoudre ainsi, par la pratique, les problèmes théoriques que pose habituellement la création cinématographique ? »
De la pratique à la théorie, des films à l’existence quotidienne, c’est pourtant un même continuum chez Andreï Tarkovski, où tout communique, et relève d’une véritable croyance et adhérence en l’existence comme en le cinéma.
Pourtant, Le Temps scellé peut être lu sur un mode déceptif : on a à ce titre insisté sur l’écart chez Tarkovski entre ses films et le discours qu’il tient sur ceux-ci (ainsi, Jacques Aumont), écart dont Tarkovski se prémunit pourtant lui-même, quand il regarde à l’horizon Bresson, parangon de la symbiose entre la réalisation d’un film et sa conception formulée en théorie. Si écart il y a et si Tarkovski n’apparaît pas comme un puissant théoricien du cinéma en tant que tel comme Eisenstein au premier chef, Le Temps scellé est en réalité sans doute moins un livre qui révèle sa force et sa portée à la première lecture qu’un livre qu’il faut relire et méditer pour appréhender pleinement les enjeux tant cinématographiques que personnels qui sont au cœur de la pensée et de la sensibilité tarkovskiennes. Relisons-le alors ensemble et donnons-le à entendre, faisons-le résonner.
« Comme des âmes sœurs » : la confidence tarkovskienne
C’est le ton de la confidence qu’adopte Tarkovski dans Le Temps scellé. Étymologiquement la confidence est une croyance que l’on partage avec quelqu’un : « con-fidere ». C’est ce sens plein qu’il faut donner à l’écrit tarkovskien, le partage d’une croyance.
L’ouvrage se présente en forme d’adresse à l’artiste, à l’amateur et au « consommateur d’art », mais surtout aux spectateurs qui constituent le point de départ du livre. C’est en effet ceux-ci qui, par leurs lettres adressées à Tarkovski, ont alimenté, exprime-t-il, sa réflexion. C’est dire l’importance de la réception de ses films par le public pour Tarkovski, inversement proportionnelle à la méfiance qu’il nourrissait envers la critique qui remplace, selon lui, sa « spontanéité et (…) (sa) perception directe par des clichés de cinéphiles » (sic). C’est bien une question de perception qui réunit ensemble les êtres, comme les choses selon Tarkovski citant un spectateur : « Si deux êtres, ne serait-ce qu’une seule fois ressentent quelque chose d’une façon identique, ils pourront alors à jamais se comprendre, peu importe que l’un ait vécu au temps des mammouths et l’autre à celui de l’électricité ! » Le film se présente à ce titre comme un partage d’expérience : « ce film parle aussi de moi ».
Les confidences prennent un tour personnel, quand Tarkovski raconte comment il a pensé à abandonner le métier après Le Miroir ou quand il livre son « état d’âme » après Nostalghia exprimant la nostalgie véritable qui s’est alors emparée de lui, ou un tour professionnel, quand il se livre à une autocritique des scènes qu’il juge réussies (scène de l’imprimerie dans Le Miroir) ou ratées (scène du coq dans Le Miroir) dans certains de ses films relativement à un procédé technique (l’emploi de l’accéléré ici).
Le Temps scellé se présente comme une confession, à la manière de la « machine à confesser les âmes » qu’est le cinématographe pour Epstein, la mise à nu de la logique de la pensée d’un réalisateur, qui est l’expression de la pensée poétique même, que Tarkovski estime plus proche de la vie.
« Un peu comme dans une mosaïque » : l’art cinématographique comme art de l’enfance, simple et sensible
Tarkovski y définit aussi sa personne lyrique et son style poétique cinématographiques. À la manière de Proust qu’il convoque, l’artiste s’exprime « en images de vie » et le réalisateur pense en images cinématographiques, ce qu’exprimait Deleuze en énonçant que « les grands auteurs de cinéma (…) pensent avec des images-mouvement, et des images-temps, au lieu de concepts ». Tarkovski y définit en effet son art poétique, celui d’un cinéma qui prend le contrepied d’un cinéma de la « logique du développement linéaire », contre un « cinéma poétique » paradoxalement, prônant des « liaisons subtiles », qui sont l’articulation entre une pensée, des idées, et une observation des phénomènes profonds de la vie : « Parce qu’elle est un processus vivant, la création artistique exige un don particulier d’observation du monde matériel, toujours en perpétuel mouvement et changement ». La poésie est une vision du monde, c’est à ce titre que le réalisateur est un poète-prophète au sens de Pouchkine ; il est un visionnaire. Ou qu’il est un enfant : « Le poète est un homme qui a l’imagination et la psychologie d’un enfant. Sa perception du monde est immédiate, quelles que soient les idées qu’il peut en avoir (…) il découvre le monde ». Il est en effet un enfant qui, littéralement n’a pas la parole, et apprend à parler, découvrant le monde pour la première fois, c’est une « sortie du mutisme », à la manière de l’évolution de Petit Garçon dans Le Sacrifice : « En ce sens, la découverte d’une méthode est celle d’un homme qui découvre le don de la parole. On peut alors parler de la naissance d’une image, autrement dit d’une révélation. » Si le réalisateur est un enfant, l’œuvre d’art est par extension comparée à une naissance, comme « un organisme qui vit et évolue avec des lois qui lui sont propres ». Ainsi : « C’est comme s’ils (Léonard de Vinci, Bach) voyaient le monde pour la première fois, sans qu’aucune expérience ait pu les alourdir. Leur regard est aussi singulier que le serait celui de nouveaux venus sur la terre ! Toute création se débat vers la simplicité, vers le plus simple moyen d’expression. »
La simplicité de Tarkovski, c’est lorsqu’il s’émerveille devant le champ de sarrasin qui a (re)fleuri pour les besoins du tournage du Miroir ; une simplicité enfantine qui croit en une intercession divine en sa faveur. La simplicité a la force et la conviction de la croyance. On retrouve aussi cette simplicité dans la forte attraction exercée par le Japon et son esthétique chez Tarkovski. Mais encore dans la description du film comme une mosaïque de couleurs : « Il s’agit avant tout de montrer un événement, et non notre attitude à son égard. Celle-ci ne doit ressortir que de l’ensemble du film. Un peu comme dans une mosaïque : chaque morceau a sa couleur, un bleu, un blanc, un rouge, tous différents. Et ce n’est qu’en regardant l’ensemble de l’œuvre que nous voyons ce que veut exprimer l’auteur. »
« Sculpter le temps » : « comme dans des vases communicants »
Si Le Temps scellé est une confidence et un art poétique de la simplicité cinématographique, il est aussi bien plus que cela et l’apport tarkovskien, parfois sous-estimé, est important pour la « pensée du cinéma ». Jacques Aumont (Les Théories des cinéastes) a ainsi mis en lumière la force de la pensée du temps au cœur du Temps scellé, celle d’un temps sculpté – un temps plissé, et Térésa Faucon récemment (Théorie du montage. Énergie, forces et fluides) la paradoxale pensée du montage chez un réalisateur qui prend le contrepied d’un cinéma de montage tenu par Eisenstein, celle d’un montage endogène qui doit à l’intuition d’une « intelligence hydraulicienne » du montage.
Tarkovski, en effet, en rappelant que le temps est la muse du cinéma, ne s’en tient pas à une pétition de principe mais formule une conception idoine du temps au cinéma à travers la notion de la « pression du temps » au sein du plan. Le réalisateur se définit comme un sculpteur de temps au moyen de blocs de temps que sont les plans.
Concernant le montage, Térésa Faucon a montré comment Tarkovski avait eu l’intuition, sans le théoriser en tant que tel, d’un montage appréhendé comme une mécanique des fluides, développée notamment lorsqu’il a rencontré des problèmes pratiques au cours du montage du Miroir. Si le plan est en effet appréhendé comme un flux doté d’une pression, le montage l’est aussi associant des rythmes fluidiques différents (ruisseau, rivière, océan). Tarkovski a bien énoncé inconsciemment ou intuitivement une conception certes endogène du plan mais aussi du montage. Lui qui n’a eu de cesse de critiquer le montage eisensteinien (« je réfute le soi-disant “cinéma de montage“ et ses principes, car il empêche le film de dépasser les limites de l’écran en ne permettant pas au spectateur d’apporter, comme en surimpression, sa propre expérience à ce qu’il voit » – il fait ici référence au montage d’attraction et notamment au principe d’efficience – action/réaction – du cinéma eisensteinien), et qu’on tient pour un réalisateur du plan avant tout, et du plan-séquence bien sûr, tient en creux un discours paradoxalement d’une grande portée sur le montage, ce que ses films donnent à voir en acte.
Enfin, si le cinéma est bien un art par excellence du temps, son pouvoir est celui d’une recherche du temps perdu et d’un temps retrouvé, ce qu’exprime la quête d’une réversibilité à l’œuvre dans ses films : la réversibilité qui l’obsède en filmant ses rêves, sa famille réelle ou les personnes qui ressemblent aux personnages de sa famille dans ses films, mais surtout une réversibilité qu’il offre en partage à travers une expérience de vie concentrée, élargie, enrichie, offerte.
« Comme une vibration souterraine »
Enfin, la dimension sensible du cinéma de Tarkovski s’exprime ici au moyen des mots où comme l’exprime un spectateur, Tarkovski fait « vibrer chaque objet » d’une intensité particulière, faisant écho aux images de ses films. Ainsi, dans Solaris, Kris énonce-t-il que les objets que nous avons touchés gardent la mémoire de notre souffle et lors de l’étreinte « en rêve » entre Kris et sa mère, un bouchon en cristal précisément vibre sur une table. C’est cette dimension pneumatique, vibratoire et sensible, animée, qui est à chaque fois donnée à sentir à l’écran. Pour Tarkovski, il s’agit d’être le plus fidèle possible au monde intérieur récréé à l’écran, qui n’est pas seulement le monde intérieur de l’artiste, mais ce qui est à l’intérieur du monde lui-même, ce qui lui est essentiel.
Si Tarkovski décrit le film comme un objet qui se met à sonner, qui trouve une résonance, au spectateur qui perçoit cette « vibration souterraine », ce bruissement du monde que donne à entendre, à voir et à sentir Tarkovski dans ses films, il est donné de partager la communauté sensible tarkovskienne : « Il existe une autre forme de langage, une autre forme de communication : c’est celui des sentiments et des images. Ce rapport aide à transgresser l’isolement, à abolir les frontières. La volonté, les sentiments, les émotions, voilà ce qui supprime les obstacles entre les gens, qui, avant cela, se trouvaient de part et d’autre, d’un même miroir, d’une même porte. Les limites de l’écran sont repoussées, et le monde qui était séparé de nous, nous pénètre, devient réalité (…) Il n’y a plus de mort. Il ne reste que l’immortalité. Le temps est unique et indivisible ». C’est précisément ce qu’a perçu une commentatrice inspirée de Tarkovski, Marie-José Mondzain : « Que peuvent partager les sujets vivants entre eux, sinon une certaine tonalité, une grandeur intensive du présent ? Chaque vie est comme repliée sur la solitude de ses pertes intimes, de ses deuils singuliers, dont nul ne peut partager la blessure. Que peut-on partager dans un lieu commun, dans un temps circonscrit ? Des images et des voix, des images soutenues par la voix, un espace tissé par la traversée du sensible dont le visible et le sonore composent la chaîne et la trame incertaines et fragiles. » Cette « traversée du sensible » est plus un sensible en partage qu’un partage du sensible (Jacques Rancière) car elle se situe pour Tarkovski dans une sphère esthétique et éthique, et non esthétique et politique.
« Comme en surimpression » : le cinéma « en pure perte »
« Certains artistes créent leur propre univers, d’autres reconstituent la réalité. Je fais sans doute partie des premiers, mais cela ne change pas grand-chose. Le monde que je crée peut en intéresser certains, en laisser d’autres indifférents, ou encore en irriter d’autres. Pourtant ce monde, recréé avec les moyens du cinéma, doit être perçu comme une certaine réalité objectivement reproduite dans l’immédiateté de l’instant fixé. »
Tarkovski énonce ainsi au sein du Temps scellé l’art poétique d’une cinématographie tout à la fois intellectuelle et sensible au sein d’une communauté partagée avec le spectateur. Ce partage est bien sûr une affaire de sensible, de rythme interne : « Soit le spectateur tombe dans votre rythme, dans votre monde, et il est des vôtres. Soit il ne le fait pas, et aucun contact n’a lieu. C’est ainsi que le public se partage en celui qui est acquis, et celui qui vous est étranger. Ce qui est non seulement naturel, mais hélas inévitable. »
Seulement on a aussi le sentiment que face à l’acte de création, nécessairement solitaire (Tarkovski parle bien d’un écran tiré entre lui et les autres), il n’a eu de cesse d’être réconforté par ses « âmes sœurs », les spectateurs : c’est pourquoi les limites de l’écran sont repoussées in fine et c’est encore pourquoi l’image cinématographique fonctionne « comme en surimpression », d’une part entre Tarkovski et son film, lequel « imprime » l’état intérieur de celui-ci — ce qu’il exprime à propos de Nostalghia, d’autre part entre son film et le spectateur, ce dont rendent compte les couches feuilletées, les palimpsestes, par jeu de transparence et de profondeur, de l’image filmique. Cette recherche perpétuelle d’une communauté harmonieuse, on la retrouve encore dans ses films en quête d’une image comme d’une forme absolues, d’une unité toujours à conquérir et à tenir entre l’esprit et la matière, et dans la conception spirituelle (l’Esprit, l’âme du cinéma, d’Epstein) et la vocation absolue dont il dote le cinéma (« l’art est presque religieux dans son essence, conscience sacrée d’un haut devoir spirituel »).
C’est du côté de l’Orient que Tarkovski ancre bien sûr cette haute exigence artistique et spirituelle : « L’Orient était plus proche de la vérité que l’Occident. Mais la civilisation occidentale a englouti l’Orient avec ses prétentions matérielles ».
L’image artistique, et l’image cinématographique, hissée au statut d’icône par Tarkovski est bien une image « en pure perte », relevant d’un acte absurde et gratuit – comme les actes des personnages tarkovskiens – que l’analogie avec la création de l’homme par Dieu permet d’appréhender pleinement. C’est aussi le sens profond de l’activité humaine pour Tarkovski : « en dernière confidence : l’humanité n’a jamais rien créé de désintéressé, si ce n’est l’image artistique ». Le sens profond de l’art, son herméneutique pour Tarkovski, n’est autre que d’« attendrir » l’âme humaine : ce verbe utilisé par Tarkovski, et qu’il faut comprendre comme une métaphore végétale, exprime comment, en retour, le spectateur redevient aussi un enfant, comme un jeune arbre tendre et souple, ce qui est la promesse et la confiance mêmes du Sacrifice. Le cinéma comme « enfance spirituelle ».