À l’occasion de la sortie en salles de Derrière la colline, nous avons rencontré son réalisateur, Emin Alper.
J’ai découvert votre film l’an passé à Berlin, j’ai été étonnée par sa maîtrise, vous n’aviez jamais tourné auparavant ?
J’avais fait deux courts métrages, mais disons que ce film est le fruit d’un long travail d’écriture, à partir d’un scénario dont j’avais eu l’idée il y a une quinzaine d’années, et que j’ai repris bien plus tard quand j’ai eu l’opportunité de faire un film. J’avais entre-temps écrit un certain nombre de scénarii, donc j’avais en quelque sorte une expérience en écriture de scénario.
Vous voulez dire que vous écriviez pour d’autres cinéastes ?
Non, pas du tout.
Mais alors que sont devenus ces scénarii ?
Rien, ils attendent d’être tournés.
Et qu’est-ce qui vous a amené à réaliser celui-ci ?
En 2004, le gouvernement turc a enfin voté une loi pour mettre en place un système de financement public du cinéma. Ça paraît insensé mais avant cela, les films turcs ne recevaient aucun soutien public. Cela réduisait considérablement la production de films d’art et d’essai. Imaginez que des cinéastes comme Nuri Bilge Ceylan devaient financer leur film sur leurs fonds propres – c’est d’ailleurs ce qu’il a fait pour son premier long métrage – ou bien chercher des co-productions internationales. Donc très peu de films étaient tournés avant 2004.
Quel a été le point de départ et le processus d’écriture du film ? Quand on le voit, on le sent traversé de multiples impulsions, comme s’il hésitait entre la comédie noire, le thriller paranoïaque ou le western contemplatif…
Le point de départ était une intrigue familiale, dont j’ai écrit l’essentiel voilà quinze ans. C’était l’histoire d’une famille qui se réunit dans un même lieu… mais c’était complètement différent. J’ai retrouvé le scénario bien plus tard et je l’ai réécrit, en ajoutant de nouveaux éléments, comme les nomades, qui ne figuraient pas dans la version initiale. Chaque réécriture a donné lieu à une évolution du récit dans une nouvelle direction. Chaque fois que je reprenais le texte, de nouveaux éléments apparaissaient et c’est devenu une espèce de récit allégorique.
Quand aux éléments de genre auxquels vous faites allusion, ils n’étaient pas là dès le départ, ils sont apparus au fil de l’écriture et du tournage. Parce que bien entendu, je voulais que l’histoire comprenne des éléments de suspense, de mystère et d’humour, et le film a finalement pris la forme d’un mélange de différents genres.
C’est drôle que vous expliquiez avoir ajouté des éléments au fur et à mesure de l’écriture parce que j’ai eu le sentiment que chaque personnage apportait quelque chose à l’intrigue, comme le personne de Zafer qui est hanté par le souvenir d’une guerre à laquelle il a pris part…
Zafer était dans le scénario originel, dont l’intrigue tournait plutôt autour de la question de la masculinité en Turquie, des tragédies et des conflits qui traversent cette masculinité. Comme Zafer est une personnage traumatisé par la guerre, il était un élément important de cette histoire. L’autre petit-fils était là dans la première version, mais pas le grand-père, je l’ai écrit parce que j’avais besoin d’un patriarche qui apporte une autre dimension à cette histoire. Les nomades sont venus ensuite. Ils ont complètement réorienté l’intrigue : ils représentent une menace invisible, et cela m’a aidé à révéler la paranoïa sur laquelle repose l’unité artificielle de cette famille.
Voulez-vous dire que cette unité de façade pourrait servir d’allégorie à une communauté politique qui n’existerait que dans la conscience paranoïaque d’un ennemi commun ? Voyez-vous le film comme une satire politique de la Turquie contemporaine ?
Oui, absolument. Mais pas seulement de la Turquie. Bien sûr, c’est une allégorie de la situation politique en Turquie aujourd’hui. Mais je voulais aussi que cette histoire ait une résonance plus universelle. Elle pourrait s’appliquer à bien des pays et à bien des situations politiques.
Comment le film a‑t-il été reçu en Turquie ?
Ça a été un succès, pas en termes de box-office, mais les critiques ont été enthousiastes.
Vous dites que votre projet, à l’origine, était d’interroger la question de la masculinité à travers différentes générations d’hommes. En revanche, le seul personnage féminin du film, Meryem, est assez terrifiant dans son traditionalisme. Elle ne quitte pratiquement pas la maison, où elle s’occupe à faire alternativement la cuisine et la vaisselle, et même quand les hommes décident de manger dehors par une chaude soirée d’été, elle reste à l’intérieur avec sa petite fille pour préparer les plats. S’agit-il pour vous d’un portrait réaliste de la condition féminine en Anatolie ?
Oui dans une certaine mesure, bien que cette exclusion ici soit peut-être un peu exagérée. Mais le personnage est traité d’un point de vue réaliste et elle est la femme de Mehmet, le métayer qui travaille pour Faik.
La relation entre les deux familles est d’ailleurs assez intrigante, Mehmet est traité comme un domestique par Faik, et pourtant il n’accepte pas aveuglément cette autorité bien qu’il ne l’affronte jamais directement…
L’histoire se situe dans une partie de la Turquie encore dominée par des hiérarchies sociales traditionnelles. La relation de pouvoir entre Faik et Mehmet est de cet ordre-là. Il n’est pas un employé au sens capitaliste du terme, mais presque un serf. Si vous considérez cette relation comme une allégorie, elle représente les classes de pouvoir en Turquie, le grand-père étant comme l’État qui dirige la communauté et, pour ce faire, prétend que tous, en dépit de leurs différences, ont un ennemi commun en dehors des frontières qui nécessite que l’on maintienne le statu quo.
C’est intéressant parce qu’à un moment pourtant, la petite fille de Mehmet et Meryem explique à l’un des personnages que sa mère lui a raconté qu’eux-mêmes étaient des nomades. Le couple a aussi un fils, Suleyman, sauvage et silencieux, qui arpente les collines avec son chien, un bâton à la main. On pourrait aisément le prendre pour un nomade…
Oui, vous avez raison, je voulais qu’ils soient des nomades sédentarisés, et que leur origine rende plus crédible la présence de nomades alentours. Et Suleyman est effectivement entre les deux, il n’est pas entièrement « civilisé ». Il est comme un immigrant qui refuserait d’être intégré à la communauté.
Et pourtant la relation très forte qu’il a avec la nature et les animaux le rapproche aussi du personnage de Zafer… cela m’amène au lieu dans lequel se déroule cette histoire, comment l’avez-vous choisi ?
Je l’avais en tête dès le départ, et certains des personnages m’ont d’ailleurs été inspirés par cet endroit où je venais passer les vacances enfant. Comme « garçon de la ville », je me souviens des garçons comme Suleyman que je rencontrais ici, et qui me paraissaient un peu sauvages.
Plus encore que sur la manière dont vous avez filmé ces paysages, on a envie de vous interroger sur la façon dont vous en avez rendu l’atmosphère à travers une bande-son qui ne cesse de bruisser de cris d’animaux et de sonorités étranges… Si je ne me trompe pas, il n’y a d’ailleurs aucune musique, sauf à la fin.
Je n’ai voulu aucune musique, je ne pensais pas que le film en avait besoin, et je ne suis pas partisan des musiques qui soutiennent le film. En revanche, nous avons énormément travaillé sur le design sonore pour créer cette atmosphère d’une nature presque transcendante. J’ai finalement décidé d’avoir cette touche de musique à la fin pour donner à la paranoïa des personnages une note ironique.
Je dois avouer que j’ai été un peu surprise par ce choix qui m’a semblé remettre en question l’incertitude sur laquelle s’était construit l’ensemble du film…
Et bien, la musique a été un vrai sujet de controverse, nous en avons longuement discuté, et j’avais conscience que c’était un risque. Mais je voulais que l’on prenne de la distance par rapport à l’histoire et qu’on puisse reconsidérer le film sous un jour nouveau. Je voulais aussi faire apparaître la stupidité collective de cette situation. Je sais que c’était risqué et que certains spectateurs ont détesté cette musique, mais je l’assume.
Aviez-vous des références cinématographiques ou littéraires en tête au moment de l’écriture ou du tournage ?
Littéraires absolument ! Je suis très influencé par certains écrivains, surtout des écrivains américains du Sud, comme William Faulkner ou Flannery O’Connor.
C’est intéressant parce que le film évoque beaucoup la description du Sud par Faulkner et vos personnages avec leur aversion maladive de l’étranger pourraient sortir de l’un de ses livres…
Absolument, le patriarche est inspiré des figures masculines de Faulkner et même Zafer aurait eu sa place dans un livre de Faulkner. Il y a toujours des jeunes garçons à moitié fous, hanté par les souvenirs du passé… Je suis aussi très influencé par la littérature russe du XIXe siècle. Mais pour ce film, je crois que Faulkner et O’Connor ont été mes influences majeures avec l’écrivain Yashar Kemal.
Est-ce que le film est inspiré d’un de ses romans en particulier ?
Non, pas directement. Mais il doit sans doute quelque chose à sa trilogie Au-delà de la montagne : le premier livre [Le Pilier] raconte l’histoire d’un village de paysans en Anatolie qui s’en remet corps et âmes à un homme providentiel dont ils font un saint, avant de le démystifier et d’en faire un bouc émissaire dans les livres suivants.
Et en termes de films ?
J’aime beaucoup Kubrick, mais en termes esthétiques, mes références sont du côté du cinéma coréen et de ses intrigues minimalistes : Kim Ki-duk, Bong Joon-ho, Park Chan-wook…
Tiens, c’est curieux, en voyant votre film, j’avais pensé à Peckinpah et à Straw Dogs en particulier…
Je n’y avais pas pensé, mais c’est vrai que Peckinpah fait définitivement partie de mes références, aussi pour ses westerns.
Avant de conclure cet entretien, pourriez-vous nous dire un mot de vos futurs projets ?
Je prépare un autre film qui se déroulera dans un environnement urbain, Istanbul probablement, dans un bidonville. L’arrière-plan de ce film sera beaucoup plus politique et marqué par une plus grande violence. L’histoire s’attachera au destin de deux frères sur fond de lutte anti-terroriste par un gouvernement omnipotent. Je peux seulement dire que cela sera plutôt du côté du thriller psychologique et politique ; la paranoïa sera toujours présente, mais le film sera plus rapide, moins contemplatif.
Vous avez déjà terminé le scénario ?
Oui.
Et vous dites que ce sera un film plus ouvertement politique que celui-là ?
Oui, le contexte ici sera plus politique, mais une fois encore ce sera basé sur des tragédies et des conflits personnels.
Cela se passera à notre époque ?
Oui, et en même temps, il y aura une dimension un peu fantastique dans le décor urbain. Je voudrais qu’Istanbul apparaisse comme une cité dystopique.
Dystopique ?
Oui.
Alors diriez-vous que vous êtes un cinéaste pessimiste ?
Yes I am.