Drôle d’histoire que celle de Marty : série télévisée à l’origine, le futur film a un producteur de taille, Burt Lancaster, qui décide de porter l’histoire du simple quidam joué par Rod Steiger sur grand écran. Petit budget (343000 dollars), acteurs inconnus ou presque comme le charmant Ernest Borgnine, ce dernier a été imposé par Lancaster après leur rencontre sur le tournage de Tant qu’il y aura des hommes de Fred Zinnemann. Delbert Mann filme des personnages modestes, de condition et de destinée, qui tranchent avec les habituels héros de la comédie classique. L’appellation de « petit film » n’a jamais été aussi injuste, tant ce film fait mouche, hier comme aujourd’hui.
Hollywood aime les renversements : d’une part, Ernest Borgnine était habitué aux rôles de méchants avérés, notamment dans le film de Zinnemann ou dans Vera Cruz de Robert Aldrich. Il joue ici le rôle d’un simple travailleur un brin fleur bleue. D’autre part, Marty retourne avec brio les caciques de la comédie romantique : Marty n’est ni danseur, ni dandy en manque de reconnaissance sociale, ni boxeur dont les charmes ravageraient une fine perle de la Haute. Pas question de rupture mondaine ou de terrassement de l’étiquette en vue. Marty est boucher, et a tout d’un être humain normal : d’origine italienne ‑avec l’oppression maternelle comique que cela suppose- il n’est pas marié à trente-quatre ans, alors que tous ses petits frères le sont. Il se trouve laid : « Je ne suis qu’un petit gros », répète-t-il à sa génitrice angoissée à l’idée qu’il finisse vieux garçon.
Dans ses thèmes donc, Marty penche déjà vers l’originalité : c’est un film sans argent ni star (si ce n’est son producteur sur lequel le film s’est vendu, et bien vendu), des personnages sans argent, qui a réussi sans doute à réunir critiques et public par sa plongée dans un monde on ne peut plus quotidien, qui a réussi à faire de la banalité un sujet strictement hollywoodien. Dès le premier plan, Delbert Mann combine le travelling de présentation d’une rue et cette « basse » matérialité en concluant celui-ci par un plan sur le camion de livraison des carcasses de viande de la boucherie de Marty. La scène d’ouverture se déroule d’ailleurs dans son commerce ; ses clientes, les unes après les autres, le harcèlent de questions sur un futur mariage : « Tu n’as pas honte ? Faire cela à ta mère ?» Tout le propos est là : justement si, Marty a honte. Mais, tout en conservant les clins d’œil comiques le montage en ping-pong des questions/non réponses, Mann garde toujours une discrétion vis-à-vis de son personnage qui lui donne une émotion, et de l’ampleur.
Les rôles de Marty et de Clara, sa future bien-aimé interprétée par Betsy Blair (sorte de Bette Davis méconnue), sont des rôles du quotidien : il parle de ses côtes de porcs, elle de ses élèves en chimie du lycée de Brooklyn, et ils déambulent élégamment dans les rues. Ils souffrent aussi : le film s’attache à montrer cette souffrance des corps qui ne s’assument pas, des solitudes qui ne résistent que tant bien que mal. Le complexe ici n’est pas une pose. La « bête » ne se transforme pas en prince ou princesse. La comédie romantique apparaît dès le départ, avec une musique triomphante de gaieté, et laisse penser que ces deux solitudes vont évidemment se rapprocher, se compléter. Cependant, Delbert Mann filme avec beaucoup de pudeur leurs états d’âme et leurs moments de doute : se rapprochant en gros plans des visages, seuls ou l’un proche de l’autre lors d’une très belle scène de danse, la caméra finit toujours par s’éloigner de ses protagonistes pour ne pas être trop pressante, pour ne pas les brusquer, pour les laisser vivre leur histoire. La pudeur est aussi visible dans la joie que dans la souffrance : la dualité de la comédie n’est en que plus frappante. Tous les meubles sont sombres, laissant pointer une noirceur morale, et chaque être a sa part d’ombre et de doutes : même les mères italiennes, pas toujours hautes en couleurs ont, derrière l’amour fusionnel et angoissé pour leurs rejetons, une peur panique de la vieillesse.
Pourquoi un tel film, palmé d’or et oscarisé à tire-larigot, a‑t-il déclenché un tonnerre de louanges ? Justement parce que les grands studios ne s’attachaient pas fréquemment à dépeindre une romance ouvrière, entre deux personnages ni spécialement beaux, ni spécialement originaux. Marty instaurait ainsi la banalité et la maladresse affective sans sublimation finale comme thème romantique. Peut-être qu’un Marty et une Clara étaient plus identifiables qu’une Gilda ou qu’un Rhett Butler. Ne reniant pas les grands classiques comme les plans d’ensemble sur les mouvements de foule du dancing avant de suivre un personnage fendant la foule, Delbert Mann se recentre toujours sur ses deux sujets. Quelques belles scènes (jamais construites ou filmées comme des morceaux de bravoure) ponctuent le film, comme ce duo émouvant de Clara et Marty autour d’un café où chacun ne sait pas où se placer et quoi dire réellement. Certains exultent, d’autres restent sur le carreau. Marty est un film émouvant, pudique, qui fait entrer au cinéma des thèmes ou des acteurs qui n’avaient été réservés jusque-là qu’à la télévision.