Vera Cruz s’ouvre sur une série de cartons qui semble inscrire le film dans la permanence du western : « Alors que la Guerre de Sécession s’achève, une autre guerre commence. » Pourtant, tout de suite quelque chose cloche : sur les images d’un cavalier solitaire chevauchant les grands espaces du Sud, les lettres rouge sang du générique viennent salir la splendeur du Technicolor. Et lorsque le film commence véritablement, le cheval désormais boitille. L’homme descend de sa selle et on le voit de plus près : c’est Benjamin Trane (Gary Cooper), dont le bleu des yeux contraste avec les traits d’un visage qui porte déjà l’emprise du temps. De sa main, il console la bête qu’il devra bientôt abattre, puis s’achemine vers une maison délabrée d’où surgit, alors qu’il a le dos tourné, un jeune homme entièrement vêtu de noir. Il s’appelle Joe Erin (Burt Lancaster), et si ses yeux sont tous aussi bleus que ceux de Trane, son sourire carnassier et éclatant de vitalité s’oppose au visage marqué de l’homme qu’il surprend.
Cette apparition, magnifique, semble autant augurer le récit d’une dualité (le cavalier blanc contre le cavalier noir) que le crépuscule d’une génération balayée par une autre. Pourtant Vera Cruz s’avère être un western plus retors, à la fois dernier feu de l’âge classique et première lueur des westerns funéraires qui suivront (notamment les films de Sam Peckinpah). L’histoire ? Dans le Mexique de l’Empereur Maximilien, la guerre civile qui oppose le régime aux troupes rebelles de Juárez attire des mercenaires américains prêt à vendre leurs services au plus offrant. Benjamin Trane est l’un d’entre eux : ex-colonel sudiste ruiné, il erre en quête d’un contrat juteux pour redresser sa plantation ravagée par la guerre perdue. Il incarne ainsi le représentant d’une civilisation défaite, le Sud et ses manières héritées de la vieille Europe, dans un monde (l’Empire mexicain) lui aussi en décrépitude et où la flamme de la révolution crépite. Trane et Erin se retrouvent engagés par l’Empereur lui-même pour escorter jusqu’à Vera Cruz une comtesse française dont le carrosse renferme des coffres d’or destinés à recruter des troupes en Europe pour le régime. Dès lors, ce qui se joue dans le récit est une lutte entre l’Ancien Monde et le nouveau (les rebelles qui tendent plusieurs embûches sur leur chemin), mais aussi une forme de western moralement anarchique, avec des protagonistes combinant les uns avec les autres dans le but de tirer le plus grand profit personnel de cette situation et qui, d’un camp à l’autre, s’espionnent, mentent et trichent. Aldrich fait de ce voyage jusqu’à Vera Cruz une guérilla s’étendant d’une nature déserte à d’étroites ruelles, dans un Superscope qui donne parfois au film une ampleur digne d’un film de guerre et qui fait surtout la part belle à de somptueux surcadrages creusant une double perspective : filmer au cœur de l’action différentes forces en présence (exemple : lors d’une attaque surprise ou d’un assaut) mais aussi inscrire dans le cadre une suite de seuils que le convoi traverse. Car le voyage est empreint d’un parfum mortuaire qui lui confère une force mythologique, ce que vient par exemple confirmer un raccord où le visage rieur de Joe Erin, ange de la mort, vient se fondre dans les ruines d’une pyramide aztèque.
Les yeux bleus d’un fantôme
Si Erin se repaît de ce chaos où les alliances s’interchangent, Trane, quant à lui, semble écartelé entre la résilience de ses valeurs morales et la tentation de lui aussi s’engager sur la voie du nihilisme où l’entraîne son jeune compagnon. Toutefois, des deux amis et rivaux, c’est le plus âgé qui acceptera finalement le changement d’un monde en mutation, et par de là sa propre obsolescence. D’où un duel final qui renverse l’issue attendue et au terme duquel les yeux bleus de Cooper viennent s’embuer de larmes : c’est que si tout semblait opposer les deux hommes, et ce dès leur rencontre, l’azur identique de leurs regards indiquait d’emblée qu’ils appartenaient à la même race. Si les yeux de Trane brillent, c’est qu’il vient de tuer, avec regret, une part de lui-même. Les plans qui suivent entérinent habilement cette piste d’un suicide symbolique dans les plis d’une fin potentiellement positive : alors qu’un champ-contrechamp entre Trane et la jeune mexicaine qui s’est éprise de lui semble annoncer une étreinte en guise de conclusion, le dernier plan révèle toute autre chose – Gary Cooper seul, s’enfonçant au loin, alors même qu’autour de lui les soldats rebelles s’avancent dans la cargaison conquise de Vera Cruz. C’est en fantôme que le vieil homme quitte le film, marchant dans le sens inverse de l’histoire, vers un ailleurs sans horizon.

