Réalisé en 1928 aux États-Unis par le cinéaste suédois Victor Sjöström, Le Vent sort aujourd’hui en DVD chez Bach Films, dans une copie respectable bien que trop sombre, hélas. Mais c’est malgré tout un événement qu’un tel chef‑d’œuvre soit édité. Seconde collaboration entre le cinéaste et l’ancienne égérie de David Wark Griffith, Lillian Gish, Le Vent nous plonge dans une terre hostile, entre approche réaliste et pur film d’angoisse.
Deux ans après La Lettre écarlate, film dénonçant la folie du puritanisme au sein d’une communauté américaine du XVIIème siècle, Lillian Gish retrouve Victor Sjöström afin de tenir le rôle principal dans Le Vent, en 1928. C’est l’actrice qui découvre le roman de Dorothy Scarborough, contant l’histoire d’une jeune fille des villes contrainte d’aller vivre dans une contrée hostile où réside la seule famille qui lui reste. Elle demande alors à Frances Marion, célèbre scénariste de l’époque, d’écrire une adaptation, et propose à Victor Sjöström de la réaliser. D’origine suédoise, le cinéaste commence sa carrière en 1912 avant de quitter son pays d’origine en 1924, direction Hollywood. Immense réalisateur hélas trop oublié, Ingmar Bergman lui rendra hommage dans Les Fraises sauvages, en lui faisant tenir le rôle principal, celui de l’homme âgé qui, au crépuscule de sa vie, est confronté aux images de son passé.
Du naturalisme au film d’angoisse
Tout le début du Vent construit par touches successives le cadre dans lequel nous allons évolué : l’arrivée en train, le vent soufflant continuellement le sable, l’opposition entre l’héroïne et la femme de son cousin, et ce jusqu’à ce que cette dernière, prise d’une crise de jalousie, la contraigne à quitter le foyer et à prendre un mari. Toute cette mise en place se fait avec clarté, grâce au talent immense de Victor Sjöström en terme de découpage, de construction narrative et de rythme. Puis, une fois la jeune fille mariée, et après une terrible scène durant laquelle elle se refuse à son époux pendant leur nuit de noces, le film semble comme s’immobiliser. La limpidité de l’enchaînement des plans ayant exposé les enjeux dramatiques cède la place à des séquences durant lesquelles la tension va s’exprimer de façon plus lente, par un étirement du temps. Victor Sjöström transforme d’un coup un drame naturaliste en une sorte de huis clos étouffant. La jeune fille est dorénavant une femme au foyer, œuvrant tant bien que mal dans une pauvre maison de bois isolée sur laquelle frappe continuellement le sable soufflé par le vent. Ce vent continu, ce sable qui vous frappe le visage et les yeux, ne vous permettant pas de voir à plus de quelques mètres, ne peuvent que créer une atmosphère empêchant toute réflexion rationnelle. À partir du moment où les sens tels que l’ouïe et la vue sont incapables de distinguer clairement ce qui se passe, l’esprit s’emballe. Même quand nous sommes à l’intérieur, Victor Sjöström ne manque jamais de rappeler que le climat est un des acteurs du film, en insérant régulièrement des plans du paysage entourant la maison ou de la fenêtre sur laquelle se projette le sable. L’utilisation subtile de ces inserts dans le montage n’est pas purement informative, mais crée un effet de répétition qui à la longue devient oppressant.
Mais le film pousse le vice plus loin, et fait en sorte que le pauvre refuge, protégeant tant bien que mal des conditions climatiques, devienne d’un coup l’espace d’un nouvel enjeu. L’époux ramène au sein du foyer un homme trouvé inanimé dans la steppe : il s’agit du séducteur et businessman véreux rencontré par la jeune fille dans le train, au début du film. Malgré l’insistance de sa femme, le mari retourne à ses activités, la laissant seule avec cet individu le temps que celui-ci retrouve ses esprits. Le récit franchit alors un nouveau palier en termes d’angoisse. À la dureté des conditions extérieures, empêchant toute sortie, vient s’ajouter une autre forme de terreur résidant dans le fait qu’une femme est enfermée dans un lieu isolé avec un homme qui ne lui inspire aucune confiance. Et ce qui apparaît d’autant plus troublant, c’est qu’il est difficile de savoir si cet homme constitue une menace véritable, ou si, épuisée par le vent, cette femme est en train de sombrer dans la folie.
Lillian Gish, une icône dans la tourmente
Cette atmosphère si particulière prend forme à l’écran grâce à un immense metteur en scène et une actrice d’exception. Si le rôle qu’incarne ici Lillian Gish diffère de ceux auxquels elle nous avait habitué du temps où elle fut l’égérie de Griffith, on retrouve pourtant ce qui fait sa force en tant qu’actrice. Elle n’est pas qu’un visage filmé en gros plan telle une icône, mais c’est aussi un corps en mouvement. Le climat oppressant du film provient autant du découpage de Sjöström que de l’agitation de ce corps luttant contre les éléments, de façon parfois absurde et délirante, tel un animal pris au piège. L’œil est comme happé par ses déplacements et cette agitation incessante. De plus, à l’instar de Griffith, Sjöström a parfaitement su utiliser la puissance expressive du visage de l’actrice durant les moments d’intensité dramatique. Les gros plans irradient, semblent dégager une lumière qui déborde du cadre. C’est de par la contemplation de ce visage que le récit, bien que se voulant réaliste, prend une dimension de l’ordre du sacré. Le devenir-icône de cette actrice apparaît comme inévitable, tant quelque-chose de mystérieux et d’unique semble naître de l’interaction entre la lumière, la caméra et ce visage.
Réalisé en 1928, Le Vent est un des nombreux exemples qui montrent que le cinéma muet a au crépuscule de son règne atteint en termes de montage, de cadrage et de lumière un niveau de perfection technique et narrative fascinant. Il est toutefois regrettable que la copie DVD, correcte malgré tout, ne soit pas plus lumineuse, car un film comme celui-ci surprend avant tout par sa capacité à atteindre l’œil, à s’imprimer sur la rétine, à produire une lumière qui absorbe.