Victor Sjöström n’est pas seulement un exceptionnel cinéaste suédois, c’est aussi l’un des grands pionniers du cinématographe, l’un des piliers qui soutinrent son expression naissante. Terje Vigen date de 1917 et occupe (déjà) la trentième place de sa filmographie. Il témoigne à la fois d’une sensibilité grave, mystique, recueillie sur l’énigme d’une nature impétueuse et splendide, et d’une inventivité sans pareille dans l’art de raconter et montrer en même temps. Voilà certainement tout le vigoureux génie des grands films muets : que le temps du récit se mêle si intimement aux pulsations du monde et de ses éléments.
La carrière de Victor Sjöström a‑t-elle failli s’arrêter brutalement cet été de l’an 1916, alors que le cinéaste sortait d’une houleuse tempête conjugale ? Quel serait aujourd’hui le visage du cinéma si des chefs‑d’œuvre tels que La Charrette fantôme (1920) ou Le Vent (1928) n’avaient jamais vu le jour ? On ne peut mesurer les dommages d’un tel manque, bien qu’à ce jeu conditionnel, un frisson indicateur nous caresse l’échine. L’ancien homme de théâtre, acteur et metteur en scène reconnu, recruté dès 1912 par la Svenska Biograph – en même temps que Mauritz Stiller – l’a lui-même affirmé : il est fatigué de la trentaine de films qu’il a tournés pour la firme suédoise. Il jette l’éponge, menaçant d’abandonner dans un même claquement de porte cinéma et théâtre. Il part en vacances et pratique assidûment de longues balades à bicyclette. C’est une rencontre avec un lieu qui va le remettre sur les rails. En Norvège, lors d’une excursion, il tombe sur le décor d’un poème d’Henrik Ibsen, Terje Vigen, publié en 1852. Lorsqu’il revient auprès de Charles Magnusson, grand patron et fondateur de la Svenska Bio, c’est pour lui demander des moyens sans précédent : une somme faramineuse, jamais dépensée jusqu’alors pour un film en Suède (60 000 couronnes), ainsi qu’un temps de tournage accru (il durera trois mois). Sjöström dispose alors des coudées franches pour lancer l’adaptation de ce classique de la littérature scandinave. Le film, sorti sur les écrans en grande pompe, connaît un réel succès critique et public, au point de modifier en profondeur le système de production de la Svenska Bio. Celle-ci s’ouvrira désormais à des projets plus personnels, tournés en moins grand nombre mais à l’économie moins mesquine. La carrière du cinéaste passe à la vitesse supérieure : en pleine possession de ses moyens et riche d’une confiance accrue, il rentre dans une période d’activité intense, poussée, en termes stylistiques, dans le sillon de Terje Vigen.
Il est risqué d’adapter une œuvre aussi puissante que celle d’Ibsen, d’autant plus que Sjöström s’attaque ici à un matériau expressément poétique. Le film est susceptible de sombrer à tout moment, par excès de piété, dans l’illustration d’un texte riche en images déjà très fortes. Animer le tableau de la littérature ne représente qu’un enjeu bien paresseux pour le cinéma. Rien de tout cela ici. Sjöström trouve la voie et du respect de l’œuvre originale et de son indépendance par rapport à celle-ci. Il inscrit, dans ses cartons, le texte du poème mais seulement par courts extraits fragmentaires. Ceux-ci contribuent avant tout à jeter un voile de mystère sur la scène, bien plus qu’ils n’éclaircissent les zones d’ombre du récit. Ils sont rarement d’une grande utilité dramatique (hormis quelques indications historiques) mais valent avant tout pour leur beauté intrinsèque, la langue d’Ibsen pénétrant avec une formidable agilité l’esprit des lieux, leur « ambiance ». Par l’irruption du matériau d’origine, ils viennent nous rappeler que tout, dans ce projet, est issu du paysage. Et que tout, texte comme film, doit finalement y retourner, y conduire. Un paysage singulier, d’une nudité et d’une rigueur telles, qu’à force de ramener la nature à son expression essentielle, elles confinent au métaphysique.
Le récit commence en 1809. Terje (interprété par Sjöström en personne) est, sur mer, un marin très habile et, sur terre, un père de famille comblé par sa femme et sa petite fille. Mais la guerre éclate et l’Angleterre jette l’embargo sur la Norvège. La famine, comme à son habitude, se jette sur le bas peuple. Pour nourrir sa famille, Terje décide de tromper la surveillance britannique : il se faufile en barque jusqu’à un port voisin où des compatriotes l’aident à charger des ravitaillements. À son retour, il est intercepté par les Anglais et écope de cinq ans de prison. Lorsque enfin il peut revenir chez lui, il est devenu pour tous un étranger : on ne le reconnaît pas, ses cheveux ont tourné au gris. Lui, à son tour, ne reconnaît plus son foyer : un couple d’inconnus y habite, qui lui apprend la mort de sa famille, achevée par la pauvreté. Le temps a passé. Terje s’isole et, à guetter sans cesse les bruits de la mer, passe auprès des villageois pour un original. Un jour, il aperçoit de sa fenêtre un navire en difficulté, pris dans les rets d’une mer agitée. Il se lance immédiatement au secours des malheureux. Quelle n’est pas sa surprise quand il découvre, à bord, le capitaine anglais qui l’avait à l’époque emprisonné sans pitié aucune, accompagné d’une femme éplorée et d’une petite fille transie de froid. Terje se sent le pouvoir de se venger sur cette famille en tous points semblable à feue la sienne. Il troue la barque de sauvetage, comme le capitaine avait à l’époque troué son embarcation pleine de vivres. Reconnaissant dans le regard de ses victimes une détresse qui aurait tout aussi bien pu être celle des siens, il renonce à sa rancœur et finit par les sauver.
On peut juger par le précédent résumé de la complexité d’un récit qui ne s’étend pourtant sur pas plus d’une heure. C’est l’histoire typique d’un homme qui, par la force des circonstances, se retrouve victime d’une ellipse, d’une saute de temps. Il tombe dans un gouffre où cinq ans de sa vie disparaissent, sont absorbés comme de rien ; cinq ans qui, pour le spectateur, ne durent que le temps d’une coupe. Terje revient dans un monde qui a changé : le temps qui s’est écoulé pour lui n’est pas le même que celui qui s’est écoulé pour le reste du monde. Le film de Sjöström s’inscrit de plain-pied sur ce déphasage. Le film s’ouvre sur une énigme : la figure ébouriffée et grisonnante, quasi fantastique, d’un Terje dont la folle allure laisse présager un passé d’aventures terribles. D’où revient cet homme, aux regards hallucinés ? Des enfers ? La solitude, la folie, et cette étrange relation à la mer faite d’une hypersensibilité au moindre de ses remous, ont bien une origine que le récit, sous forme de flash-back, nous invite à explorer. Lorsqu’on rejoint Terje où les premiers plans l’avaient laissé, non seulement l’origine de son étrange mal s’est éclairée (elle s’appelle « la Guerre »), mais également la nature profonde de ce mal, qui n’est autre qu’une question de temps. De non concordance des temps. Celui qui sombre dans un trou noir – l’emprisonnement – s’expose à ne plus jamais remettre un pied dans le temps social, qui court désormais loin au-devant de lui. C’est la dure découverte de Terje, à son retour au village : il n’est plus qu’un spectre dont la démarche ralentie accentue l’incongruité.
Au sein de ce drame, la mer joue un rôle cardinal. Elle est un élément liant, ce qui repose sous toute chose, ce qui résout la destinée de chaque être. Elle régit, en premier lieu, les communications, l’approvisionnement : elle nourrit et informe les hommes. Celui qui la possède, qui sait la manier, détient un grand pouvoir. C’est à cette condition que les Anglais peuvent maintenir un embargo sur les Norvégiens : la lourdeur de leur artillerie marine leur donne l’avantage. Mais cette condition n’est que temporaire, puisque la mer se définit aussi par le caprice ; elle donne et reprend, à l’image de ces dieux païens de l’ancien temps, eux aussi soumis aux fluctuations passionnelles. Il y a, dans Terje Vigen, un très beau passage lié aux puissances de la mer, qui mérite d’être cité. Lorsque le capitaine anglais rattrape la petite barque de Terje, il en perce la coque à l’aide d’une pique. L’eau s’engouffre dans l’embarcation de fortune et gagne les provisions si rudement gagnées. Alors que Terje est emmené à bord du navire anglais, les sacs de ravitaillement sont engloutis sous une eau avide, qui les absorbe comme si elle recevait une offrande. Avec la nourriture, c’est toute la famille du marin qui périt, qui coule sous les eaux. Ce terrible sacrifice semble un prix à payer pour son insolente maîtrise de la navigation. N’est-ce pas pourtant grâce à cet impôt involontaire que la mer en furie lui livre bientôt la vie du capitaine anglais, en guise de reconnaissance tardive ? Impétueux génie de la nature, chevauchée par des hommes dont elle décide du sort, la mer s’ébat au fond du paysage, comme un caractère en soi, arbitraire et imprévisible. Inévitable, elle soutient le drame du film : tous les chemins, toutes les pistes narratives y mènent. Réunissant à son endroit danger de mort et seul espoir de survie, elle pose au marin une énigme existentielle à laquelle il ne peut se dérober et qui sera pourtant sa malédiction. La mer est ce décor dont tout part et où tout revient en dernier instance. On comprend qu’elle ait relancé les désirs de cinéma de Sjöström. Impossible à cadrer, fuyant toujours par un bord du plan, incompressible, incernable, symbole éternel de l’infinité, elle lance à toute caméra qui se respecte un sacré défi. Comment faire rentrer la (divine) nature dans une image de cinéma ?
L’eau, prise dans son étendue, est aussi une surface réfléchissante qui impose au film sa structure en miroir. Des motifs symétriques se répondent d’un volet à l’autre de la vie de Terje (deux volets séparés par la béance de son emprisonnement) : le capitaine, la femme et son enfant, le navire étranger, le percement de la coque, les eaux envahissantes, etc. Elle s’est interrompue sur une scène si forte qu’il lui faut en attendre le retour – réunion fortuite des mêmes protagonistes et de conditions similaires – pour enfin parvenir à s’en affranchir. Le film nous convie à un drôle de bégaiement. Tout l’enjeu consiste, pour le marin, à en modifier le dénouement fatal par une faiblesse de sa propre main, à lâcher avec les armes l’obsédante image du passé (ressassée par les flux et reflux de la mer). C’est la seule condition de son repos : peu après le sauvetage du capitaine anglais, un plan sur la stèle de Terje nous annonce sa délivrance. Sjöström confère à chacune de ses images une gravité étonnante. Jusqu’à son dénouement, un augure malfaisant plane sur chaque scène du récit. Le cinéaste, par une acuité extrême accordée aux matières (l’eau frémissante de la mer, le roc noir du continent, le bois fragile des bateaux), alliée à une précision sans faille dans la gestuelle et les déplacements de ses personnages, pousse à ce point le réalisme dans ses retranchements qu’il finit par teindre tout d’un fantastique larvé. La pesanteur des plans, solidement lestés de matière, leur donne un stupéfiant caractère tellurique. Sjöström conserve ici un secret scénique, une science du théâtre qui, par ses fiançailles avec la frappante réalité des décors, ne fait qu’accentuer celle-ci d’un trait menaçant. L’archipel de Stockholm, où fut tourné le film, n’est-il pas à lui seul une réserve dramatique, un large théâtre ouvert de tous côtés sur l’infini ? Sjöström a trouvé, avec ce film, les bases d’un style qu’il n’abandonnera plus jamais : une tonalité solennelle procédant directement des disproportions d’échelle entre l’homme et la scène sur laquelle il s’ébat.