Clap, deuxième ! Le Lycée Raspail a ouvert ses portes, le 3 octobre dernier, à la nouvelle édition d’un tout jeune festival qui se propose de projeter et récompenser les meilleurs travaux des classes parisiennes de l’option cinéma. Cette réjouissante initiative permet à la fois de valoriser les résultats d’activités souvent considérées comme auxiliaires au sein du lycée – on connaît les difficultés des disciplines artistiques – et de les soustraire au simple statut d’exercice.
Nous ne nous attarderons pas sur l’étrangeté qu’il y a à revenir au lycée dix ans plus tard, assez tôt le samedi matin, alors que Paris, prolongeant sa grasse matinée, fonctionne encore au ralenti. La manifestation qui nous accueille intra muros, s’applique à reproduire tous les rituels d’un festival : tapis rouge, distribution de sacoches, amphithéâtre rutilant, présentateur très professionnel, remise de prix. Un impressionnant jury est réuni pour l’occasion : présidé par la jeune cinéaste Mia Hansen-Løve, il compte dans ses rangs l’ex-directeur de casting et maintenant producteur Dominique Besnehard, Ève Guillou, réalisatrice et directrice de casting, ainsi que trois étudiants de la Fémis. Cette accumulation de signes prestigieux ne semble viser qu’à une chose : affirmer la valeur intrinsèque des films tournés dans le cadre de l’option cinéma, appuyer leur indépendance envers toute forme de tutelle, qu’elle vienne de l’État ou des établissements (privés et publics). Le message est clair : nous ne sommes pas invités à évaluer des devoirs collectifs, mais des œuvres à part entière. Le léger (et charmant) goût de simulacre de l’événement n’est que le résultat d’une importante considération : des films négligés partout ailleurs pour leur (apparente) immaturité sont ici indéfectiblement pris au sérieux. Ainsi, leur projection « officielle » évite qu’ils ne fussent tournés pour rien et relégués à jamais dans les poussiéreuses archives d’un CDI. Le CLAP (association du « Cinéma Lycéen À Paris ») boucle la boucle en soumettant ces films à l’épreuve d’un public à la fois curieux (de cet étrange objet qu’on appelle « film lycéen ») et désintéressé (d’une éventuelle notation).
Et les films, alors ? Quelles images d’eux-mêmes, de leur imaginaire ou du monde les lycéens de Paris nous ont-ils offertes cette année ? Commençons par les plus attendues. L’un des soucis naturels du lycéen est de faire rire ses camarades. Aucune objection à cela. Seulement, la plupart des films à vocation comique présentés lors de cette édition n’ont pas su trouver d’autre mode d’expression que celui de la parodie. Or, la parodie ne sert bien souvent qu’à se cacher sous des images préexistantes, à les imiter paresseusement sur un registre potache. Qu’il s’agisse de se fondre aux formes d’une émission de télévision (Télélapin, Lycée Bergson), du cinéma muet (C’est la Saint-Valentin, Lycée Diderot) ou du film d’horreur (Derrière toi, Lycée Autogéré), la parodie est toujours asservie à ce dont elle se moque. Dans la mesure où elle revendique le fait de ne pas se prendre au sérieux, elle se juge d’emblée plus faible qu’un film au premier degré. Dommage. Une comédie surprenante a pourtant réussi à sortir de cette logique. Dans La Craie de Clément Laforce (Lycée Rodin), la pénurie de ces petits bâtons blancs en titre, organisée au sein d’un lycée par un professeur de sport frustré, cause une floraison de trafics et d’addictions au poudreux agglomérat. L’astuce du film est d’avoir subverti le signifiant « drogue » par le signifié « craie ». S’en suit un réjouissant comique de l’absurde, assez buñuelien dans l’esprit : l’on assiste, entre autres, à une hilarante scène de deal entre un élève blasé et une prof de français qui, en manque patent de ses précieux consommables, en perd son latin. Le film, plutôt maladroit dans l’ensemble, manie ainsi quelques habiles déplacements.
Pour des films tels que Passage(s) du Lycée Jacques Decour et On aurait dit que… du Lycée Raspail, le cinéma est encore assimilé à un acte de prestidigitation. Tout y est dirigé en vue d’une chute, d’un « truc », d’un tour de passe-passe. Malheureusement, pour boucler ce tour, les deux films empruntent une somme de détours scénaristiques inutilement compliqués. L’emberlificotement des intrigues va parfois jusqu’à brouiller leur seule compréhension. Point positif : leur aimable proposition d’une ballade dans les rues de Paris, d’un petit tour du pâté de maisons. Une école buissonnière bienvenue. Second Life du Lycée des Petits Champs semblait, par l’exploration d’un problème typiquement lycéen – l’échéance du Baccalauréat et ces journées suspendues qui séparent les épreuves des résultats – ouvrir une voie prometteuse. Si le film retranscrit bien cette succession d’heures vides, flottantes, où se mêlent anticipation de l’avenir, sentiment que tout est joué et blottissement nostalgique sur trois ans d’études, il cède trop vite au besoin de les remplir. Sa belle « lâcheté » scénaristique se voit donc bombardée de scènes de soirées, de beuveries et autres blagues potaches, où cabotinent à loisir les beaux-gosses de la classe. On s’y donne le spectacle d’une camaraderie acquise, d’une aisance, d’une complicité un poil complaisantes. Le spectateur, pas forcé d’y croire, est libre d’y lire plutôt une certaine manifestation du malaise.
Deux films méritent d’être salués pour les risques qu’ils ont pris. Rêves d’amours de Melody Mouchel (Lycée Saint-Sulpice) explore par le texte et les images le champ de la déclaration amoureuse (ici entre deux êtres disparates) avec les armes d’un cinéma poétique, de libre association, aux enchaînements plus affectifs que logiques et dont les saints-patrons sont à chercher du côté de la lignée Godard-Garrel. Très touchant dans son principe intime, chuchoté, sensitif, le film se brûle les ailes aux abords de références écrasantes (Proust, Shostakovich, Pialat) et trébuche sur ses cadrages timides, ses gestes mal assurés. Mais précieux car pétris de tremblements adolescents. Citons son beau pitch, tiré du catalogue : Déclaration d’amour : « l’apparence réelle de ton corps que je n’ose toucher, approcher, ni même parler (sic) et qui me gouverne depuis des jours et des mois, je veux devenir une ombre de toi ». De l’autre côté s’aventure, quant à lui, sur un versant voisin de la modernité cinématographique : celui des courts-circuits de la mémoire, des surgissements du passé dans le présent, de la subjectivité individuelle au cœur des grandes installations urbaines. Disons : quelque part entre Resnais première période et Chris Marker. Le parcours d’un élève dans les couloirs d’un lycée en travaux provoque l’étrange interférence de ses souvenirs personnels avec une sorte de conscience « historique ». Là aussi, le pari n’est qu’à moitié tenu dans la mesure où l’atonie de l’ensemble paralyse l’émotion. Le film s’englue malheureusement dans un entre-deux temps pourtant courageux, sans que le trouble attendu n’intervienne. Une haute ambition, tout à fait louable, prise dans les rets d’une trop tiède grisaille.
On imagine aisément un cinéphile adulte, sorti depuis longtemps du lycée, venant à cette manifestation en philanthrope bonhomme, plein de condescendance attendrie pour ces charmants objets imparfaits qu’il vient découvrir en curieux, mais qu’il estime bien peu capables d’apporter la moindre concurrence aux grands maîtres de son panthéon personnel. Ce spectateur se déplace, docte pervers, pour s’amuser de la maladresse d’exécution des lycéens, ou, sociologue inquiet, pour repérer quelles images publicitaires polluent l’imaginaire de ces jeunes élèves. Il n’a cependant jamais envisagé de se rendre disponible au simple plaisir esthétique, pourtant susceptible d’éclore n’importe où, n’importe quand. Quelle surprise aurait-il rencontrée, ce spectateur, s’il s’était retrouvé devant À chacun son masque du Lycée Turgot. Placée en deuxième place du programme, cette réalisation collective et impure, récompensée par le prix du jury, a tué dans l’œuf, par la grâce de son exécution, toute forme de compétition. Son sujet paraît pourtant banal, au premier abord : l’arrivée dans une classe d’une nouvelle élève que sa réputation de difformité précède. La grande intelligence du film tient à ce qu’il s’empare d’une problématique cardinale au sein du lycée – l’intégration vue du côté des intégrés – mais partagée par l’ensemble de la société (et de toutes les sociétés). Un problème à la fois typique et universel. Ce faisant, l’habituel écueil de l’interprétation est évité. Les comédiens du film, au lieu de mimer ce qu’ils connaissent mal, restituent leurs propres rôles de lycéens. Ils rejouent, devant les caméras, ce qu’ils jouent déjà toute l’année dans la cour de récréation. Résultat : ils sont grandioses, tous impressionnants. Ensuite, le film ne se fatigue jamais à raconter son scénario. La mince intrigue se développe et se résout dans le maillage d’une argumentation-fleuve. Les élèves ne cessent de discuter, de débattre, de se convaincre et d’objecter. Le bâtiment du lycée (et ses alentours) devient un espace citoyen où se discutent les fonctionnements d’une petite communauté, chamboulée par la nouvelle arrivante. Un espace d’effervescence politique où la langue est reine.
Autre trouvaille pertinente du film : la nouvelle arrivante est masquée d’un informe tissu noir qui ne laisse deviner aucun trait de son visage. À la place de ce dernier, un gouffre, un trou noir, où peuvent se loger toutes les déclinaisons possibles d’une peur de l’inconnu (le port du voile à l’école, les barrières culturelles, les différences physiques, etc.). Rien ne nous sera révélé de ce qu’il dissimule. À force d’opacité, il devient surface réfléchissante et présente aux élèves une image d’eux-mêmes peu flatteuse : cette apparente bienveillance dont aiment à se parer les intégrateurs-nés, faite de tolérance mielleuse et d’ostensibles bonnes intentions. Le film a le mérite de dire à quel point cette charité facile peut blesser. Il n’est d’ailleurs jamais exclu que l’écran de tissu noir, serré tout autour d’une tête étonnement lisse, ne cache en définitive aucune difformité et agisse en tant que simple catalyseur. La nouvelle élève reçoit les prévenances de ses camarades de bien mauvaise grâce : le vinaigre monte jusqu’à une abjecte et arbitraire exclusion. Morale : la débauche de bons sentiments humilie et finit par produire l’effet inverse à celui escompté. Qu’un court film lycéen rassemble un tel panel thématique et une telle finesse d’analyse, voilà qui nous apparaît comme un petit miracle. Du coup, À chacun son masque, nourri aux hautes gloires d’un naturalisme français courant de Maurice Pialat à Abdellatif Kechiche, a presque éclipsé les autres très bons films de la compétition. Deux d’entre eux, Estaba Escrito (C’était écrit) du Lycée Honoré de Balzac et Valse hongroise de l’École alsacienne, ont fait le pari salutaire d’une déterritorialisation. Quitte à sortir de l’enceinte du lycée, ils sont carrément partis à l’étranger. Tous deux en quêtes de racines, via leur personnage principal, ils voient leurs chemins bifurquer suite à la rencontre d’un autochtone qui leur ouvre les yeux sur un nouveau pays. Douce France de Laura Cassarino, Kafong Chui et Elisa Geay du Lycée Sophie Germain, a lui aussi « fait le mur » : il s’intéresse (sur le mode documentaire) à une famille d’origine africaine, fraîchement naturalisée française. S’il souffre parfois d’un excès de méthode Coué – la redondance des passages où l’on loue le sol français semble par moment un exercice de conviction – Douce France l’emporte par son attention dévouée et attendrie envers les êtres filmés ; il en fait de véritables personnages de cinéma. Ce n’est pas rien.
Ainsi, qu’ils parlent d’eux-mêmes avec une objectivité acérée ou qu’ils procèdent d’une curiosité au monde les poussant au-delà des salles de classe, les films qui auront le plus convaincu cette année sont certainement ceux qui ont intégré le plus de risque, de doute, de surprise à leur fabrication collective. S’interrogeant à la fois sur leurs propres outils et sur ce dont ils pouvaient témoigner, leurs réalisateurs n’ont pas eu à prouver la haute estime de l’art où ils faisaient, ici, leurs premiers pas.