On pourra lire ici et là que Nate Parker, acteur de seconds rôles réalisant ici son premier long-métrage, aurait choisi le titre The Birth of a Nation comme un renvoi d’ascenseur ironique au film homonyme controversé de D.W. Griffith (1915), aussi notoire pour sa recherche formelle que pour ses relents racistes auxquels le réalisateur novice prétend apporter une réponse. Cependant, la fin de son propre film révèle sur le sens de son titre une ambivalence bien moins irrévérencieuse. Un saut de trente ans en avant montre le devenir d’un personnage secondaire, enfant d’esclaves noirs, à présent soldat de l’armée de l’Union au cours de la guerre de Sécession. Ainsi la rage antiraciste affichée retombe-t-elle in fine dans les bottes d’une évocation somme toute consensuelle de l’histoire des États-Unis (la lutte contre l’esclavage comme ciment national) — un retournement, certes, du propos de Griffith, mais où la réaction à celui-ci importe finalement moins que l’adhésion au discours admis par tous. On a auparavant pu constater, deux heures durant, ce que cette pirouette finale ne fait que ponctuer à propos : la violence d’un sujet aussi imparable que débattu, réduite à une caution pour une démonstration d’académisme ivre de sa propre puissance industrielle.
Biopic consacré à Nat Turner, instigateur et martyr d’une sanglante révolte d’esclaves en Virginie en 1831, ce The Birth of a Nation fait cependant bien penser à un autre film : Braveheart de Mel Gibson. Même emphase apologétique, viriliste et pataude dans la violence de la guerre, de la vengeance ou du châtiment ; même inconsistance de personnages et de sentiments en carton sentencieusement joués (en prime ici, une des idylles les plus nunuches vues depuis longtemps) ; schémas scénaristiques quasi photocopiés (le héros prudent se rebelle quand son amour est outragé, lève des troupes et livre bataille avant de finir sur l’échafaud). L’analogie est d’autant plus embarrassante que le film de Gibson fait, aujourd’hui encore, l’objet d’une étrange indulgence tant du public que d’une partie de la critique, sans doute à travers le prisme de la personnalité bruyante de la star. Les roulements de mécanique « bourrins » de la mise en scène et la bêtise dont elle s’accommode gardent un certain pouvoir de fascination, a fortiori quand ils s’ébrouent sous un prétexte aussi édifiant que l’indépendance d’un peuple (« Freeeeeeeeedom !»).
Le messie plutôt que l’évangile
Pas sûr que le moins flamboyant Nate Parker bénéficie de la même aura, mais il a pour lui (hélas) le poids d’une thématique encore brûlante et intimidante dans la mémoire nationale. Et conforme à la triste loi de l’académisme hollywoodien qui soumet les plus grands sujets à la seule fin de perpétuer sa propre routine ronflante, il ne traite jamais sa révoltante matière au-delà de l’illustration clinquante fignolée pour enluminer sans déranger. D’Amistad à 12 Years a Slave, nombre de films hollywoodiens s’accordent à dire et redire que l’esclavage est une tache ignominieuse dans l’histoire américaine, mais fort peu ont la plus infime volonté de dépasser ce constat consensuel, par exemple d’affronter les ambiguïtés posées par un système esclavagiste installé dans les esprits des dominants comme des dominés. The Birth of a Nation ne fait pas exception, balayant un champ de pistes de réflexion possibles qu’il s’obstine à ignorer pour n’en faire que des facilités de scénario. Jamais il ne s’interroge sur le désir naissant, chez Nat Turner enfant, d’ascension sociale auprès de ses maîtres (qui lui apprennent à lire la Bible et en font plus tard un prêcheur à leur service, avant qu’il ne retourne sa veste). La relation entre le héros et son propriétaire, où celui-ci prend relativement soin de celui qu’il possède, ne suscite qu’un fugace intérêt. Quant à l’étonnante réversibilité de la lecture de la Bible, d’où le prêcheur peut tirer des justifications aussi bien à la soumission aux maîtres qu’à la révolte contre ceux-ci, elle n’est mentionnée que pour autoriser la volte-face du personnage, le film faisant mine de trouver cette ambivalence des Écritures indigne d’une plus profonde remise en question.
Il faut dire que Parker a une raison évidente de ne pas affronter ce lourd sujet. Fidèle à la règle d’or du biopic académique, il se focalise sur l’aura de son héros (dont il s’est arrogé le rôle) — aura qu’il lustre avec un soin tout particulier, voire démesuré. Dès la première scène invoquant une culture ancestrale africaine, le voilà qui prétend faire de Nat Turner un messie destiné dès la naissance à montrer la voie à son peuple, avec à l’appui halos lumineux, discours galvanisants, visions oniriques (kitschissimes) et complaisance à filmer le martyre. Mais voilà : sous ces enluminures, le personnage reste si creux et vide d’évocation que The Birth of a Nation ne convainc pas plus comme portrait de Nat Turner que comme dénonciation de la barbarie esclavagiste. Il ne semble exister que pour signaler aux aînés de Parker, artisans plus chevronnés de grosses machines de prestige sans conscience, avec quelle efficacité servile il peut faire un travail comparable aux leurs. Gageons que ces intéressés ont bien reçu le message, eux.