Avec Django Unchained, Quentin Tarantino faisait souffler les vents les plus tempêtueux du cinéma bis pour gonfler les voiles d’un homme qui, d’esclave anonyme à discret compagnon de route, remontait l’histoire à contre courant avant d’être consacré premier héros noir américain. Reflet inversé de cette historiographie mise à sac, 12 Years a Slave suit la descente aux enfers d’un free negro aspiré par un anachronique reflux de l’histoire : citoyen bien installé, Solomon Northup est kidnappé pour être revendu dans une plantation du Sud, où l’esclavage a toujours droit de cité.
Belle et modeste porte d’entrée, pour Steve McQueen qui convoitait un projet sur l’esclavage depuis longtemps, que cette true story en forme de conte horrifique. On pénètre dans la vie d’homme libre de Solomon comme dans un rêve : violoniste de son état, il répond aux sirènes interlopes de deux bateleurs lui proposant d’intégrer un cirque itinérant de « sauvages d’Afrique ». Ironie du sort, cette offre d’emploi se transforme en piège allégorique, faisant de Solomon lui-même un « sauvage » anonyme réduit à l’état de marchandise. Commence alors un cauchemar d’une décennie, dont on accompagnera les étapes à la façon d’une horloge déréglée : la sombre traversée en bateau, scellant le calvaire du personnage et donnant au film son cap, donne ainsi moins la sensation d’un simple transfert géographique (passage du Nord au Sud) que d’un surnaturel voyage dans le temps (un saut dans une Amérique qui aurait cinquante ans de retard). D’où l’impression, malgré la froideur factuelle et le réalisme affûté dont McQueen a déjà fait la démonstration ailleurs, qu’ici la véracité historique sera prise par les cheveux de la parabole. On commence à comprendre pourquoi le vidéaste britannique s’oriente si spontanément vers les sujets radicaux : incapable de faire les choses en petit, son cinéma trouve dans les situations extrêmes l’élévation nécessaire à son envergure. De quoi asseoir cette sobriété pompeuse et intimidante, ce regard en étuve qui, se voulant à la fois velours et marteau, fixe avec insistance son spectateur comme s’il s’agissait d’appuyer directement l’idée dans sa tête. En vérité, c’est ce qui rendait Shame parfois ridicule : son emphase et sa gravité surjouaient son sujet.
Le papier et la peau
Sur un mode comique, on se souvient du pitch assez finaud de Case départ, où Fabrice Éboué et Thomas Ngijol étaient renvoyés au temps des fers rouges pour avoir, par ignorance, déchiré l’acte d’affranchissement de leurs ancêtres. De façon autrement plus convaincante que le tandem français, McQueen rappelle deux choses : que la valeur d’un papier n’est pas que symbolique ; et que la réalité de celui-ci, c’est même qu’il se déchire, qu’il se brûle, et qu’il est parfois difficile de réécrire dessus (le film s’ouvre sur le désespoir terrible, capital, de Solomon échouant à la rédaction, faute d’encre utilisable, d’une lettre clandestine à sa famille). Rien de surprenant, en ce sens, à ce que le salut de Solomon vienne de la sagesse d’un homme (Brad Pitt, impeccable en philanthrope hirsute) sachant explicitement faire la part des choses entre la loi (le papier) et les valeurs universelles (le marbre). C’est la vraie force de 12 Years a Slave ; et c’est au fond, et quelque réserve qu’on puisse nourrir à son propos, la vraie force du cinéma de McQueen : faire rendre gorge à son histoire par la seule force de sa mise en scène. Ce formalisme autoritaire, charpenté par un découpage péremptoire et des cadrages imperturbables d’intensité, va servir ici une double cause. C’est qu’au revers de cette histoire de papier, d’identité à cacher puis à recouvrir, sous ce récit implacable et édifiant, aussi idéal pour la cérémonie des Oscars que pour le devoir de mémoire, il y a une autre trame, plus sournoise et organique, qui vient prolonger le travail entamé bruyamment par Hunger.
On ne s’étonnera pas de voir McQueen s’obstiner à montrer que l’important chez l’homme, c’est la peau. Pas tant parce qu’elle serait noire ou blanche (le film a le mérite de ne jamais se complaire dans la désuétude de son intrigue), mais parce qu’elle est meurtrie, qu’on lui inflige de figurer la servitude et la désolation. C’était, dans Hunger, le martyre maso-christique auquel s’abandonnait Bobby Sands : une grève de la faim qui nourrissait son combat autant qu’il en illustrait la dévitalisation progressive. Chez McQueen, les récits progressent par laconisme et effondrement, et les corps n’ont d’autre choix que d’accompagner cette chute. Ainsi, la terrifiante impasse de Solomon, c’est que si la loi parle en sa faveur, il suffit de quelques mutilations pour que sa peau affirme le contraire. Au début de son chemin de croix, le captif demande à son geôlier la restitution de ses papiers d’identité. Sauf qu’à cette exigence de citoyen libre, son bourreau lui oppose sans délai le marquage de sa nouvelle condition. Lynchage au sol, dos roué de coups, châtiment répété ad nauseam dans 12 Years a Slave ; mais insistance qu’on ne saurait reprocher à McQueen tant, au fond, on sent bien que cette surface de tumeurs de cicatrices, plus qu’un passeport de Solomon pour les limbes, incarne aux yeux du réalisateur la véritable empreinte digitale de l’esclavage.
Une gigantesque gangrène
Ce n’est d’ailleurs pas pour rien si, à l’autre bout du récit, le calvaire de son personnage s’achève moyennant un dernier supplice symbolique : devoir imprimer lui-même, fouet en main, cette servitude au dos d’une compagnon d’infortune. Là encore, c’est une affaire de peau et de pourriture : stakhanov soumise et presque consentante, Patsey (Lupita Nyong’o, sublime de résilience muette) veut bien être esclave, mais refuse que l’odeur de son corps lui donne envie de vomir. En prenant dès lors l’initiative d’aller récupérer un maigre savon, elle s’attire les foudres de son maître (Michael Fassbender). Il faut vraiment souligner ici l’extraordinaire agitation nerveuse avec laquelle l’acteur incarne cet alliage dépéri de dépravation sexuelle et de christianisme dévoyé, administrant sa plantation la bave aux lèves, à la façon d’un chef de famille contaminé par la rage. Car l’étrangeté vénéneuse de 12 Years a Slave tient justement à cette espèce de pourrissement centrifuge et résigné, gigantesque gangrène circulant d’âme en âme, de corps en corps, par ricochet et contagion. De quelque côté du joug qu’ils se trouvent, tous les personnages semblent ainsi porter en eux les symptômes de l’aliénation et de la démence (les maîtres y bafouent leur femme pour se toquer de leur esclave). Davantage qu’un film sur l’affranchissement d’un seul, 12 Years a Slave radiographie un délitement collectif et quasi consanguin, sondant les derniers souffles d’une cathédrale expirante (les sermons des patriarches, sans cesse perturbés par les pleurs ou les coups de fouet).
À rebours du volontarisme tarantinien, qui se clôturait en une parousie strictement performative (un Spartacus vengeur et libertaire), McQueen joue la carte de l’attentisme et de la résignation (le supplice étiré de la pendaison), comme pour mieux laisser le soin à cette grande mascarade de se déliter d’elle-même. Prisonnier d’une inertie qu’il ne saurait conjurer que par les sautes du montage, le film avance par bouffées d’action éparses : tout semble s’y jouer en accéléré, comme en creux. Doué pour les scènes mais un peu moins pour les récits, McQueen profite idéalement de cette construction elliptique et invertébrée. Plus qu’une réalité, l’esclavage est abordé comme un vestige, succession de ruines blafardes au milieu desquelles la morale, déjà honteuse, ne peut plus que se regarder les pieds (voir l’esclavagisme « à visage humain », tout en pleutrerie et velléité, du premier propriétaire de Solomon). Malgré un lyrisme souterrain un poil menaçant (celui qui, avec l’aide des basses de Hans Zimmer, gronde un peu trop fort : « Attention, grand film »), on sent une colère très noble – noble parce que contenue par l’intelligence – dans cette manière qu’à le cinéaste de demeurer imperturbable à son éprouvante remontée du Styx. Au milieu de ces bayous louisianais reconvertis en musée des horreurs, les moments les plus éloquents du film se réduisent ainsi à quelques rencontres incongrues et silencieuses, où des spectres archaïques (trois indiens les pieds dans l’eau, deux misérables anonymes la corde au cou) paraissent simplement attendre, impassibles, que l’histoire et la raison viennent enfin faire le ménage.