Le Rendez-vous Critikat #9 inaugure cette nouvelle saison avec la projection de Holy Motors de Leos Carax en présence d’Édith Scob et de Judith Revault d’Allonnes, auteur d’un livre passionnant sur le film aux éditions Yellow Now, sorti en juillet 2016.
Elle nous parle de sa fascination pour le film et de ses enjeux principaux.
1) La collection « Côté films » de la maison d’édition Yellow Now publie des essais personnels sur un film choisi par un auteur. Qu’est-ce qui vous a donné envie d’écrire sur Holy Motors de Leos Carax ?
J’ai découvert le film au festival de Cannes, je suis allée le revoir à sa sortie en salles, un mois et demi plus tard, fascinée par ce que Leos Carax montrait de l’état de la fiction et du réel (plus encore que du cinéma) et ce qu’il avait imaginé et créé à partir de cet état. J’ai vu peu de films qui se frottent aussi pleinement et sincèrement au temps présent, dont les personnages, les histoires, les images, la mise en scène sont suscités par lui, prenant acte et inventant, plutôt qu’une suite, une survie. « La beauté des films de Sharunas est entière dans la façon qu’ont ces films de se tenir droit debout sur le fil vacillant qui relie leur auteur, ses peines et ses lumières, aux peines et aux lumières du monde alentour » écrivait Carax sur Bartas en 1995, dans un texte intitulé « De quoi sommes-nous la somme ? », où il parlait peut-être autant de son propre travail.
Dans la salle clairsemée de l’Étoile Saint-Germain où j’ai vu Holy Motors pour la deuxième fois, Jacques Rivette était assis quelques rangs derrière. Il était venu voir le film, bien qu’affaibli par l’âge et la maladie. Je repensais à ce qu’il avait écrit de Pola X (le précédent long métrage de Carax, qui a dû attendre treize ans pour pouvoir en faire un autre), le plus beau film français des dix dernières années, c’est-à-dire de la décennie 1990 selon lui. Et je me disais qu’Holy Motors était maintenant pour moi le plus beau film français sur les dix dernières années.
L’impulsion était donc là d’emblée, avec la découverte du film. Ensuite, à mesure qu’il me revenait avec cette fulgurance qui empêche de pleinement le saisir, comme si on ne l’avait qu’entraperçu, l’envie s’est imposée de déplier, à travers le temps et les moyens de l’écriture, ce que le film condense, les mondes et les états qu’il traverse en une course effrénée.
2) Holy Motors est une plongée vertigineuse dans la fiction – dans sa création mais aussi dans sa déconstruction – à travers son personnage, M. Oscar, incarné par Denis Lavant, dont les multiples transformations font appel à de nombreux genres cinématographiques.
Carax disait que deux sentiments étaient à l’origine de Holy Motors : la fatigue d’être soi, la nécessité et la joie (corollaires) de se réinventer. Avec le personnage de M. Oscar, un acteur, le film traverse de multiples fictions, qu’il amorce puis abandonne très vite pour passer à la suivante, il se réinvente en permanence. Entre deux, c’est le retour à soi, l’épuisement qui gagne. Holy Motors est une course folle, éperdue, contre cet épuisement. Et la course à l’oubli passe nécessairement par la fiction, l’amélioration ou l’aggravation du monde et des sentiments que l’imagination permet, la beauté et l’intensité qu’elle offre.
Le film et son personnage ne cessent de muter, se faisant tour à tour film de monstre, drame familial, film de gangsters asiatique, etc. L’accumulation vertigineuse des récits, des genres littéraires et cinématographiques, qui n’existent ici que par bribes ou miettes, auxquelles on a du mal à croire encore tout en s’y abandonnant volontiers, tient aussi à l’« expérience », dont Carax a parlé à plusieurs reprises comme une autre source du film, à ce dont notre quotidien est fait : des mondes qui se succèdent ou s’enchevêtrent sur nos multiples écrans, qui apparaissent et disparaissent, chassés par les suivants, dans un tourbillon d’« actualités » en réalité largement virtuelles, fascinant et épuisant.
3) C’est un film complexe, stratifié, morcelé, qui échappe à toute analyse définitive, ce que vous affirmez dès votre introduction. Mais il se prononce néanmoins sur la situation actuelle du monde et du cinéma.
Holy Motors lie étroitement le destin du récit, de l’image et de la mise en scène à notre temps. L’évolution du cinéma, le passage au numérique, la prolifération et la dématérialisation des images qu’il entraîne, est la matière même du film, ce qui l’a façonné en une retraversée de l’histoire, des moyens et des formes cinématographiques. Mais cette évolution s’inscrit dans un mouvement des technologies, des sociétés, des mentalités beaucoup plus ample, et Carax construit ce lien avec Holy Motors, ce qui excède largement le seul discours sur l’état du cinéma et rend le film passionnant. C’est un film sur l’entre-deux, la transition que nous vivons, où les fictions prolifèrent, où le spectacle, parfois sublime, souvent frelaté, envahit le monde tout en menaçant de voler en éclats par saturation et épuisement, de disparaître sous les coups de boutoir du réel. C’est un film sur notre condition dans ce monde, à travers les métamorphoses du personnage interprété par Denis Lavant, à la fois las, fatigué, incrédule, et capable de sursauts d’une énergie folle, dont on ne sait plus très bien à quoi ni comment elle sert.