Comme quelques films qui déboulent de temps à autre, Holy Motors nous rappelle qu’il n’y a pas lieu de transiger, que l’on est toujours en droit d’attendre beaucoup du cinéma – ce qui n’a visiblement rien à voir avec les attentes d’un certain jury cannois. Holy Motors questionne la matière du cinéma : l’image et le temps. Holy Motors dégage une inventivité plastique et une liberté créative tout à fait prodigieuses. Holy Motors est parcouru par une instabilité jouissive qui le fait déambuler à travers une foule de genres cinématographiques. Holy Motors, on n’a pas fini d’en faire et refaire le tour.
Dans une chambre d’hôtel à proximité d’un aéroport baignant dans une atmosphère sonore maritime (chant des mouettes, sirènes de navires), Leos Carax lui-même s’extirpe d’un lit, tâtonne à la manière d’un somnambule avant d’ouvrir une porte, grâce au majeur de sa main droite prenant la forme d’une clef métallique tubulaire qui évoque l’hybridation cronenbergienne. Mise en scène du retour d’un cinéaste évidemment, après une douzaine d’années de silence ; mais, au-delà, l’idée d’ouverture est ici primordiale : d’une porte et d’un film, d’un crâne qui va projeter sur l’écran un imaginaire prodigieux et d’un passage secret entre la vie et le cinéma. De l’autre côté de cette porte qu’il doit quelque peu forcer : des spectateurs en attente, disposés sur leurs sièges. L’imaginaire n’est pas ici un principe ou une entité abstraites, mais une énonciation bien identifiée (Leos Carax) et un territoire – la chambre d’hôtel, la salle obscure et tout ce qui va suivre, c’est-à-dire l’espace d’un film comparable à une boîte de Pandore. Comme rarement, ce territoire entre dans un mouvement exponentiel, autant ce qui est visible qu’un hors champ qui ne cesse de s’étendre. Il y a ici quelque chose de l’ordre du don – à voir, à penser, à entendre. « La beauté, on dit qu’elle est dans l’œil, dans l’œil de celui qui regarde » prononce, en citant Oscar Wilde, l’homme à la tache de vin (Michel Piccoli). Difficile en tout cas de se sentir plus respecté. Et jamais la folle ambition – prétention ? – démiurgique du film ne vient contredire cette impression.
Le cinéaste « au travail » lors du prologue disparaît pour laisser place aux tâches d’un comédien incarné par Denis Lavant – saltimbanque virtuose, acteur génial –, qu’il est tentant de considérer ici, plus que jamais, comme un alter ego (Pola X étant le seul film de Carax où il ne tient pas de rôle). La ressemblance sans équivoque, fonctionnant en écho avec l’ouverture, lors de la scène de la Samaritaine renforce plus encore ce sentiment. Toujours est-il que Lavant est Monsieur Oscar qui, de bon matin, débute sa journée de travail pour le compte d’une étrange compagnie. Sa bienveillante « assistante » (Édith Scob) le met au parfum, cela promet d’être long. Voici Monsieur Oscar installé dans cette limousine blanche, mais l’impeccable banquier ressort bientôt grimé en une vieille mendiante courbée qui s’en va tendre la main sur le trottoir. La ronde est lancée : cette luxueuse auto est une loge d’où vont jaillir dix autres personnages interprétés par le même acteur. On entre alors dans un film gigogne, où la représentation est partout mais les caméras invisibles : « Elles sont devenues de plus en plus petites, maintenant on ne les voit plus » regrette Monsieur Oscar. On se trouve ainsi en présence d’une passionnante mise en abyme de la condition de comédien suivant son cycle mélancolique et tragique : naissance, vie et mort des personnages. Mais Holy Motors transcende cette matière première en accueillant une traversée des états du cinéma et de l’image ainsi qu’un questionnement – et une contestation – vertigineux de l’idée même de réel. Dans un film où les morts n’ont plus de nom, mais invitent à visiter leur site Internet, et où le dernier mot ne revient pas à un humain.
L’une des folles ambitions de Leos Carax est ainsi de déambuler à la fois dans le 7e art et son propre cinéma. En revisitant la comédie musicale en même temps que le romantisme échevelé des Amants du Pont-Neuf. En refaisant d’Édith Scob des « yeux sans visage » dans une dernière séquence qui cite explicitement le film homponyme de Georges Franju. En ressortant de sa poche le personnage de Monsieur Merde (la merveille de clochard dandy-dégueu subversif découvert dans Tokyo !), lui mettant Eva Mendes dans les bras et les plongeant dans un remake de La Belle et la bête. En ouvrant et en parsemant son film de séquences chronophotographiques d’Étienne-Jules Marey tout en les reformulant dans une sidérante version du XXIe siècle. Par ailleurs, Holy Motors se met dans une sorte de mode « mineur », pas moins convaincant : une bouleversante résurrection des années 1980 – avec téléphone portable – avec un père de famille allant chercher sa fille à une boum au volant d’une Peugeot 205 ; une visite rendue au cinéma d’exploitation de Hong Kong, et à Volte-Face de John Woo.
Pour Carax, il ne fait aucun doute que l’image et le cinéma représentent aussi du temps – une constante dans sa cinématographie, consciente d’un avant, et d’arriver après. Le souvenir du temps « matériel » des images chronophotographiques (littéralement « le temps de la lumière qui écrit ») de Marey dialogue avec des régimes visuels contemporains où le chronos ne s’inscrit plus sur un support physique, tout comme Monsieur Oscar n’est plus figé dans une seule personne. À bien y regarder, on se trouve dans une temporalité très nébuleuse et Holy Motors plonge assez rapidement dans une opacité nocturne. Elle est saisie par Caroline Champetier et Yves Cape avec un équilibre constant entre songe et prosaïsme, conférant à l’ensemble, sans jamais forcer le trait, une dimension somnambulique et spectrale. Dans ce cadre, on ne sait si le présent est devenu perpétuel ou impossible à fixer ; le réel et le temps fuient de toutes parts, comme éventrés. D’où l’émotion profonde qui se dégage lorsque deux amants maudits recomposent un couple au niveau puis au-dessus du Pont-Neuf : impossibilité de se rencontrer, de coïncider, sinon furtivement, par accident. Le frôlement fébrile ne peut que précéder un terrible arrachement. C’est certainement dans ce rapport au temps que le romantisme de Holy Motors – par ailleurs souvent très joueur, drôle, incroyablement farfelu – est le plus foudroyant alors qu’il s’avère, en surface, moins travaillé par cette dimension comparé à Boy Meets Girl ou Pola X. Une mélancolie que fait rejaillir ensuite Revivre, la chanson de Gérard Manset qui, plus qu’une bande musicale, fait office de narration. Elle s’achève ainsi : « On croit qu’il est midi, mais le jour s’achève. / Rien ne veut plus rien dire, fini le rêve. / On se voit se lever, recommencer, sentir monter la sève. / Mais ça ne se peut pas, / Mais ça ne se peut pas, / Non ça ne se peut… »
Holy Motors constitue un arc tendu dont les deux extrémités sont le contemporain et le primitif, le souvenir de la matérialité (des corps, de la pellicule) et une dématérialisation à l’œuvre au présent. Dans cette folle démultiplication du comédien se joue aussi la terrible angoisse de la remise en question du principe même de l’existence, d’une humanité qui pourrait fonctionner et avancer sans cette créature appelée Homme – laissons planer le mystère sur le surprenant dernier plan. L’humain a fait du monde un espace inhabitable, dans lequel il est vouée à une errance dont l’issue ne peut être que sa propre fin. La dématérialisation se joue parfois dans le statut des images : le panoramique partant des corps contorsionnistes pour se fixer sur des avatars informatiques lors de la scène de motion capture ; un plan s’abîmant dans des distorsions numériques ; un autre qui semble avoir été tourné avec une caméra thermique. Mais, à ce sujet, le plus troublant se loge peut-être dans un instant très fugace : lorsque Monsieur Oscar se rend à la rencontre d’un autre lui-même dans un hangar. En précédant une caméra qui le suit de trois-quarts dos, il avance d’un pas décidé, longe un mur, tourne à gauche. Quand la prise de vue tente de rétablir le contact, elle ne fait que l’expérience d’un espace vidé de toute présence : évaporation d’un corps. Plus qu’une image manquante, dans ce bref interstice se glisse une discontinuité de la représentation saisissante et angoissante. Après cette étrange béance, la caméra retrouve ce corps, comme si de rien n’était. Et peut-être que plus rien n’est. « Non ça ne se peut… »