Qu’on se le dise : Au bord de l’eau est le meilleur bouquin de tous les temps. Récit fleuve – logiquement – d’une bande constituée d’une centaine de héros en délicatesse avec la très procédurière loi impériale chinoise, ce livre de Shi Nai-an est une institution littéraire populaire dans l’empire du Milieu. Formidable récit épique, Au bord de l’eau appartient au genre très codifié du récit d’aventures militaires et stratégiques : Les Trois Royaumes, adaptation du roman homonyme par John Woo, étant une illustration raffinée, grandiose et élégante du genre. Chez Shi Nai-an, c’est un peu différent : on mange beaucoup, on boit à s’en étourdir, on rit, on se vante, on se bat – à mains nues contre un tigre s’il le faut. Rarement roman aura été plus vivant, plus drôle – le tout organisé en petits chapitres assortis d’explicits rimés, qui font qu’on ne peut pas lâcher ce roman, long de plus de mille pages. Autant dire que la tentative du Français Pascal Morelli de l’adapter à l’écran en une minuscule heure et demie relève de la folle gageure.
L’esprit, sinon la lettre
108 Rois-Démons donne, dès ses premières images, un indice sur sa façon de traiter le sujet : l’illusion, les tours de passe-passe, les jeux de mots et les jeux d’images. On n’aura donc qu’une poignée de héros pour incarner les fameux 108 rois-démons, à qui il faudra plus de ruse que de prouesse martiale, des combattants à qui il faudra forger leur propre légende. Comme dans le plutôt ludique Hercule, cette approche ironique de l’idée de la force et de la gloire militaires est à l’origine du meilleur du film – d’autant plus que cela rentre de plein droit dans le canon du récit stratégique auquel appartient le roman original. Pascal Morelli égrène donc des occurrences triviales, des moments sans beaucoup de panache, prenant ensuite un plaisir communicatif à les transformer en hauts faits, une fois ceux-ci rapportés par des ennemis benêts et apeurés. La structure du film relève d’ailleurs plus de l’accumulation d’anecdotes reliés par un fil narratif très ténu que d’une trame suivie – un legs, là encore, de Shi Nai-an, le tout prenant son sens dans les séquences finales.
Tout le travail de réécriture, d’adaptation à l’écran de Shi Nai-an porte ses fruits, mais, si le fond est plutôt réussi – la structure fragmentée créant pourtant une série de séquences à la qualité parfois très inégale –, la technique n’est, en revanche, pas au rendez-vous : terriblement daté dans sa forme, 108 Rois-Démons accuse le coup de choix esthétiques évoquant un graphisme, comme vieux d’une bonne dizaine d’années, aux mouvements peu fluides et aux faciès parfois peu expressifs. À plusieurs reprises, le film brise-t-il son élan narratif, la faute à une animation aux imperfections trop visibles. Tentant, semble-t-il, de pallier par des dialogues gouailleurs l’absence de vie de l’image, Pascal Morelli s’en sort finalement avec les honneurs – avant tout parce qu’il fait appel à la culture littéraire et cinématographique de son auditoire. On le devine passionné par le roman original, et désireux à la fois de transmettre cette passion, et de la susciter en ses spectateurs novices en Shi Nai-an. À défaut d’une véritable réussite formelle, 108 Rois-Démons a le mérite de tenir le pari proposé par son matériau d’origine. Adaptateurs talentueux, Pascal Morelli et le scénariste Jean Pécheux parviennent, au-delà d’un graphisme figé, à donner à aimer partager le destin de leurs protagonistes. Triste qu’il faille, cependant, se contenter de cela.