On esquissait l’année dernière un défi contemporain pour la critique de cinéma et, indirectement, un mantra à suivre : « aller chercher le cinéma où il se trouve », à l’heure où la salle n’est plus son seul centre de gravité. Si la dématérialisation des films, et notamment le phénomène des plateformes, n’a pas fini de remettre en cause la manière dont les œuvres se présentent à nous, elle s’affirme pour d’autres formes, parmi lesquelles le cinéma expérimental, une chance plus qu’une menace, en cela qu’elle facilite leur diffusion au-delà des ornières de festivals semi-fermés ou de projections pour initiés. Dans cette perspective, Critikat présentera de temps à autres à nos lecteurs et lectrices certains films qui ont retenu notre attention. Nous remercions vivement Shinya Isobe, auteur du très beau 13, d’avoir accepté notre proposition de mettre en ligne et en accès libre son film pendant deux semaines afin que vous puissiez le découvrir.
Au commencement, il n’y a qu’une grande toile obscure traversée par un point lumineux, comme une fugitive comète. Une deuxième lueur apparaît ensuite dans son sillage, puis d’autres encore. Peu à peu, un trajet lumineux s’esquisse dans le noir, avant que des ondes radiophoniques ne se manifestent et que nous soit révélée l’origine solaire des points de lumière. Pour réaliser ce beau court-métrage, le cinéaste japonais Shinya Isobe a photographié, toutes les treize secondes et depuis le même point de vue, le passage du soleil sur plusieurs années, compressant cinq ans de crépuscules en une série de constellations lumineuses et de variations chromatiques. Le cinéma s’y voit ramené à sa plus simple expression : par la mise en mouvement d’une série d’images fixes, de la lumière et du son jaillissent des ténèbres pour témoigner d’un regard posé sur le monde. Au-delà de sa portée ouvertement métaphysique, cette stase contemplative et envoûtante reste, comme toute création expérimentale, intimement liée au processus technique qui l’aura rendue possible. À la fin de 13, un triangle de lumière solaire auquel il manque un segment est complété par la forme, elle aussi triangulaire, que dessine dans un coin du cadre une antenne accrochée à un toit. Cette configuration géométrique vient synthétiser la démarche de Shinya Isobe, que l’on pourrait résumer ainsi : en dirigeant un appareil vers le ciel, le cinéaste tente ni plus ni moins de saisir les pulsations passagères de l’univers. Que la voûte céleste s’illumine progressivement avant de s’éteindre à la faveur d’un ultime éclat n’en est alors que plus déchirant, surtout à l’échelle d’un film aussi bref, dont la modestie apparente porte en elle l’ambition, vertigineuse, d’arracher au temps qui passe un petit morceau d’éternité.