Avant le traditionnel top 10 annuel, qui permettra de récapituler collectivement le meilleur d’une drôle d’année, que nous aura enseigné 2020 sur le présent (et le futur) du cinéma et de la cinéphilie ?
Dire que 2020 fut une année chaotique est un euphémisme, mais la qualifier « d’année noire » serait un peu réducteur. Outre de beaux films et séries, la crise sanitaire et économique qui touche (entre autres) le cinéma et son industrie auront charrié un certain nombre d’enseignements, dont la plupart invitent à un regard nuancé. Commençons par le plus évident : la fermeture des salles (en France et ailleurs) et le risque réel de les voir, à moyen terme, disparaître ou ne devenir plus qu’un maillon secondaire dans la chaîne d’accès aux films. L’essor des plateformes, et plus particulièrement de Netflix et de Disney+, qui joue désormais un rôle important dans la stratégie hégémonique du géant aux grandes oreilles (Soul, le très attendu nouveau Pixar, ne sera disponible que via ce biais), ne sont assurément pas de bons indicateurs sur le futur des salles et, plus loin, sur leur capacité à continuer d’accueillir un public large et divers. Comme le pointe Jérôme Momcilovic dans le numéro de novembre des Cahiers du cinéma, les blockbusters, qui en dix ans ont atteint des sommets inédits au box-office, pourraient bientôt ne plus du tout constituer le cœur névralgique d’un secteur reposant pourtant beaucoup sur la vélocité de ces grosses cylindrées. De là, facile d’imaginer un déclin économique du cinéma, ou du moins une accélération de sa transition vers les plateformes numériques, voire d’anticiper une hybridation accrue avec les séries (le développement de la franchise Avengers, qui mêlera dans sa nouvelle « phase » films et séries, entérine définitivement la logique sérielle gouvernant désormais les sagas de super-héros). Et, à terme, peut-être la fin de cette belle aventure collective que l’on appelle la cinéphilie.
Mais c’est oublier au moins deux choses : la première est que Netflix a cette année proposé, dans la masse de « contenus » médiocres, plusieurs œuvres notables qui témoignent d’une certaine diversification. De Mank de David Fincher à la série documentaire The Last Dance, en passant par un court-métrage de David Lynch, la plateforme a non seulement haussé d’un cran le niveau de ses productions et de son offre de distribution, mais s’est également (un peu) plus ouverte au cinéma de patrimoine, en annonçant l’entrée dans son catalogue de films de Godard, de Truffaut et de Chabrol. Dans le concert de défiance qui a suivi cette annonce, un de nos anciens confrères, Théo Ribeton, signalait de manière très pertinente sur Twitter que tout accès à une culture cinéphilique est bonne à prendre : il n’est pas interdit d’espérer qu’en scrollant dans le tunnel de recommandations, de jeunes spectatrices et spectateurs tombent, par hasard, sur Pierrot le fou. Et à ceux qui argueraient (à juste titre) que la politique curative de Netflix est d’une inculture crasse, on rétorquera que nombre de vocations cinéphiles sont nées dans des alcôves tout aussi impures : un coup de zappette devant la télévision ou une discussion lue sur les réseaux sociaux et leurs ancêtres, les forums de cinéma. La cinéphilie, comme le Covid-19, constitue, elle aussi, un virus très contagieux ; qu’on se réjouisse donc qu’elle puisse potentiellement toucher des « netflixers » pas encore contaminés.
Deuxième raison de relativiser un brin la supposée prise de pouvoir des plateformes : la qualité parfois aléatoire de la vidéo proposée par les services de streaming, fait technique bizarrement occulté, auquel on s’habitue presque paresseusement. Regarder Mank sur un petit écran est une chose, mais subir les affres de la compression en est une autre. Évidemment, les limites techniques du streaming reculent d’année en année, et la supériorité technique de la salle ne peut peser seule face à l’attrait des tarifs et à la densité des catalogues des plateformes. Reste qu’en attendant, la salle demeure encore le lieu privilégié pour découvrir certains films, autant spectaculaires (le barnum Tenet) que plus modestes, à l’audience quasi confidentielle, mais qui ne pourraient être réellement accessibles sur petits écrans et tablettes. Peut-on vraiment imaginer découvrir City Hall et Malmkrog, dont la durée, de loin, peut (à tort) intimider, chez soi devant son ordinateur ? On surestime probablement un peu l’expérience collective de la salle, mais on sous-estime peut-être autant l’attrait que représente sa supériorité technique. Or le cinéma, c’est en premier lieu ça, un dispositif technique qui n’a cessé d’évoluer au fil des âges et qui, par-là, l’a enrichi et nourri. La vitalité du septième art tient beaucoup à ce dialogue sans cesse remis sur le métier entre la technique et la création (à toutes les échelles de production : des bricolages de Godard dans son atelier de Rolle aux studios surfinancés d’Hollywood). Force est de constater que ce dialogue est toujours fécond, à condition qu’on s’y intéresse sans préjugés, aprioris technophobes ou condescendance. 120 images par secondes, 3D, Imax, etc. : la salle a toujours quelques cartes dans sa manche pour attirer d’un côté le grand public, et contribuer de l’autre à la vitalité des formes, à l’expérimentation et à l’innovation technique.
Le cinéma, partout
Autre enseignement de 2020 : la stratégie du Festival de Cannes qui, faute d’avoir eu lieu (après avoir longtemps tergiversé et retardé son annulation), a labellisé une armada de films. On ne discutera pas la qualité des titres retenus, dont certains ont été défendus dans ces colonnes, mais on s’interrogera en revanche sur la logique de programmation qui gouverne cette stratégie d’accompagnement des sorties en salle. Ozon, Mouret, Vinterberg… le profil est clair : ce que l’on appelait encore il y a quelques années le « film du milieu », supposé concilier à la fois exigence et potentiel commercial certain. C’est que, comme l’a prouvé l’excellent cru 2019 pour les salles, Cannes joue un rôle non négligeable dans la santé du secteur, au risque, parfois, de prioriser des films tenus comme plus accessibles. Si 2020 fut en somme une année prise en étau entre un marché américain frileux (des films déprogrammés ou finalement réorientés vers le petit écran) et un Cannes rafistolé, privé des œuvres les plus attendues, elle ne fut toutefois pas, comme on pourrait s’y attendre, une année pauvre pour le cinéma. Car sans la crise, nombre des propositions les plus intéressantes de ces derniers mois auraient déjà fleuri en marge de l’écosystème des salles. Citons pêle-mêle La Nature (comme Le Livre d’image aux Amandiers, voir le nouveau Péléchian impliquait de se rendre dans un lieu habituellement non dédié au cinéma : la Fondation Cartier), Film Catastrophe de Paul Grivas (diffusé sur Internet) ou encore Avant l’effondrement du Mont Blanc de Jacques Perconte (idem). Quant à des œuvres hors-normes telles que City Hall et Malmkrog, elles n’ont trouvé le chemin des salles que grâce à l’action d’exploitants courageux, qui font le pari d’une programmation pointue (par exemple à Paris Le Reflet Médicis et L’Arlequin, dont il faut saluer l’excellent travail).
On en a conscience : peu de nos lecteurs auront eu accès à ces films, qui impliquent une disponibilité mais aussi le privilège de vivre à proximité de salles susceptibles de les projeter. Si l’on peut critiquer à raison Disney et Netflix, qui ont assurément des progrès à faire et des engagements à prendre (notamment dans le cadre sain mais perfectible que constitue la chronologie des médias), il n’en demeure pas moins que la salle, dans sa conception traditionnelle n’est déjà plus depuis un moment le seul lieu où, comme le pointait Daney, on « va au cinéma » plutôt qu’on « va voir un film ». S’il faut naturellement préserver son existence, nécessaire, méfions-nous d’un discours passéiste qui en ferait l’Alpha et l’Oméga et une définition exclusive de ce qu’est le « cinéma ». Alors comment « aller » aujourd’hui au cinéma ? Nous sommes, à Critikat, une génération qui vit et a vécu ses plus grandes émotions cinématographiques autant dans la pénombre d’une salle que dans l’intimité d’un salon ou d’une chambre ; une génération nourrie par le grand écran, la télévision mais aussi les écrans d’ordinateur. Plutôt que de prédire l’effacement du cinéma, il faudrait plutôt noter sa propagation (qui peut certes, par instants, s’apparenter à une dilution) au-delà de ses frontières initiales. Aller le chercher là où il se trouve, plutôt que de prédire, une fois encore, sa mort (n’en déplaise aux fatalistes, ni le parlant, ni la télévision ni le numérique n’ont réussi à avoir sa peau) est assurément pour la critique le défi majeur de la décennie qui débute.