8 Mile met en scène Eminem (Marshall Bruce Mathers III de son vrai nom), seul rappeur blanc à avoir réussi à se faire un nom dans le milieu rap américain. Mais 8 Mile n’est pas un biopic nous racontant la formidable ascension d’un artiste atypique. Cette fiction juste et modeste choisit de s’inspirer librement du passé du rappeur, avant ses jours de gloire. Rappelons qu’Eminem, personnage excentrique et provocateur, magicien du langage, rencontre le succès à la fin des années 1990. En 2001, le petit prince de la scène rap internationale devient une figure controversée, ses textes incisifs dévoilant une homophobie certaine. C’est dans ce contexte polémique que commence le projet 8 Mile : le rappeur y redore son blason et dévoile, qu’en plus d’être un auteur talentueux et un véritable showman, il est aussi un acteur surprenant.
Detroit, une ville coupée en deux par la 8 Mile Road : d’un côté, une périphérie résidentielle occupée par une population blanche et aisée ; de l’autre, un centre ville où s’entasse, dans un habitat détérioré, une population majoritairement afro-américaine, dont la précarité semble ignorée des pouvoirs publics. Pâle et triste, Jimmy Smith Junior, alias « Rabbit » (Eminem), traîne sa carcasse du mauvais côté de la route. Dans cette ville où l’essentiel de l’activité économique est représenté par l’industrie automobile, Jimmy trime à l’usine. Il vient de se séparer de sa copine et se trouve obligé de retourner (sur)vivre chez sa mère alcoolique (Kim Basinger, magnifique), dans une caravane décrépie dont elle ne parvient plus à payer le loyer. Mais Detroit n’est pas seulement une ville industrielle et austère, c’est aussi la capitale du hip-hop. Et « Rabbit » a une passion : le rap. Face à ses potes de galère, il improvise des tirades rythmées, tout aussi poétiques que provocatrices. Tous reconnaissent son talent. Seulement voilà, Jimmy a deux problèmes de taille : sa blancheur fait de lui un renégat sur la scène rap locale et sa timidité l’empêche de s’exprimer face au public.
Soyons clair : 8 Mile est surprenant et terriblement réussi. Les ingrédients de départ laissaient pourtant présager le pire : un rappeur égocentrique, jouant le rôle d’un rappeur débutant, dans la ville du rap… On s’attend forcément à un chapelet de clichés : violence, drogue, sexe, musique omniprésente, image clipesque… Contrairement à Jim Sheridan avec Réussir ou mourir (2006), mettant en scène les débuts du rappeur 50 Cent, Curtis Hanson est parvenu à éviter tous ces écueils, pour nous offrir une œuvre penchant davantage du côté du film social britannique que de celui du film de ghetto. En travaillant sur une obscurité quasi permanente, la photographie souligne la noirceur et le misérabilisme d’un paysage urbain à l’abandon. L’utilisation des décors (caravane exiguë, salle de spectacle surpeuplée, usine labyrinthique emplie de cartons et de machines…) participe à l’impression de claustrophobie et d’étouffement d’un personnage fragile et errant. Si la violence physique, les armes à feu et le sexe sont bien présents, la place qui leur est accordée dans 8 Mile est suffisamment mesurée pour contribuer au réalisme de l’ensemble.
Par rapport à bien des productions américaines de cette décennie, 8 Mile est finalement un film assez doux. La violence y naît avant tout de la parole, seule arme présentée comme efficace pour sortir de la pauvreté et de l’anonymat, comme pour combattre ses détracteurs. Dans la rue, les groupes rivaux s’affrontent en s’humiliant dans des improvisations frénétiques. À l’usine, pendant leur pause, les ouvriers règlent leurs comptes dans des duels oraux à l’effet cathartique certain. Sur la scène associative locale, les jeunes rappeurs multiplient les performances oratoires dans une langue réinventée à chaque instant au rythme de leur flow, devant un public engagé et réactif. En reproduisant un système spectaculaire proche de celui du théâtre antique, avec sa figure centrale et son chœur, la mise en scène de ces battles place le rap dans une filiation des plus nobles. 8 Mile revient à l’essence même du rap, dans ce qu’il peut avoir de plus beau, de plus épuré, de plus inventif, et propose ainsi un très bel hommage à la culture urbaine. C’est là la plus grande réussite de ce film efficace, humble et sensible.