On ne se voit pas dire du mal de Curtis Hanson, scénariste et réalisateur de quelques honorables films hollywoodiens. On ne se voit pas en dire trop de bien non plus : le bonhomme déçoit quand on apprend qu’il est devenu réalisateur grâce au parrainage de cinéastes aussi remuants que Samuel Fuller, Don Siegel et John Cassavetes… Du moins y a-t-il, chez ce wannabe auteur qu’on pourrait classer parmi les bons faiseurs du moment, l’application d’un artisan intelligent et sérieux.
Las Vegas, 2003. Le lieu et la date ne sont pas totalement indifférents.
– Las Vegas, c’est bien sûr la ville-mirage, cette bulle hors du monde, fascinante concentration de mauvais goût et de féerie instantanée. C’est aussi la ville-symptôme où, sous le signe unique de l’argent, s’exacerbent toutes les valeurs contradictoires du capitalisme (mérite individuel et fluctuations du hasard, flambe et épargne, règles et magouilles). Hanson a la bonne idée de ne pas trop insister sur le clinquant et de se pencher davantage sur ce que Las Vegas est aussi en partie : une ville américaine de province comme les autres, avec ses quartiers résidentiels, ses piano-bars et ses motels, son terrain de golf et surtout ses petits business indirectement liés à son secteur d’activité majoritaire. Dans une scène très réussie, Robert Downey Jr fait une impressionnante apparition en pseudo-psy de réseau téléphonique jonglant tout seul avec une petite dizaine de portables, baratinant des interlocuteurs au bout du rouleau…
– 2003, c’est l’année-charnière où font leur apparition dans les tournois de poker, d’une part des nerds entraînés en ligne et n’ayant jamais mis les pieds sous une vraie table de casino, d’autre part et surtout des mini-caméras : soumise à la transparence, livrée au téléspectateur, la stratégie du joueur-bluffeur perd toute intimité, devient spectacle.
Les films sur le jeu ou le sport proposent tous, immanquablement, des métaphores sur la vie. Lucky You confronte, on pouvait s’en douter, le bluff indissociable au poker et la sincérité souhaitable dans les relations amoureuses. Il questionne aussi, un rien moralisant, les moments où il est indiqué de flamber et ceux où il vaut mieux rester raisonnable. Huck passe son temps dans les casinos dont il connaît tout le personnel, et vit de sa pratique du poker, avec ce que ça comporte d’excès et de précarité : il habite – et sous-loue à l’occasion – une villa absolument vide. Huck « joue comme il devrait vivre et vit comme il devrait jouer ». Sur les tables de jeu, il se laisse trop facilement gagner par l’affect, mais dans sa vie sentimentale, où il n’hésite pas à mettre à profit sa science du bluff et sa débrouillardise à se procurer de l’argent, c’est le vide question engagement personnel. Cela va bien sûr changer avec Billie, chanteuse de country attachée à l’honnêteté et quelques autres généreuses valeurs traditionnelles…
Lucky You, c’est un peu l’anti-Ocean’s Eleven, Twelve, Thirteen… Pas de classe absolue, d’amorale jubilation. Sur des accords de guitare folk et non funk, on a ici affaire à des personnages d’Américains moyens. Eric Bana, beau gosse aux yeux un peu tristes dont l’absence de charisme fait paradoxalement tout le prix, et Drew Barrymore, jolie, en chair, d’un charme discret, sont réunis dans une intrigue amoureuse simple : c’est-à-dire ordinaire, crédible et raisonnablement touchante, mais aussi basique, voire convenue. Le personnage le plus réussi est sans conteste celui de L.C. Cheever, double champion du monde de poker qui fait de l’ombre à son fils Huck et introduit une dose de complication dans sa vie au travers d’une relation père-fils conflictuelle. Parfaitement interprété par Robert Duvall, le vieux beau aux cheveux teints et à l’accent prononcé s’enorgueillit de son talent et de son titre avec autant de gloriole que de lucidité. On ne louera jamais assez le sens de la sociologie dont, aidés par le goût des typifications du peuple américain lui-même, savent faire preuve les scénaristes et techniciens hollywoodiens : de la caractérisation à l’habillement, il y a une vérité frappante chez les personnages.
Et Curtis Hanson de mettre en forme efficacement tous les enjeux de son scénario. Il n’y en aura ni plus ni moins. Paradoxe pour un réalisateur qui écrit ou coécrit tous ses films, il y a chez lui un esprit quasi syndical… L.A. Confidential était un bon polar brutal et glamour, moins gonflé mais au fond plus satisfaisant que le brillant et vain Dahlia noir de De Palma, adapté comme lui d’un roman de James Ellroy. Peut-être la plus grande réussite de Hanson, tant par la suite il ne s’est attaché à mettre en scène que des leçons de vie : Wonder Boys, réflexion indépendante et décalée sur la création littéraire, 8 Mile, success story conventionnelle rehaussée par l’acuité de la vision sociale et la puissance des duels de mots, In Her Shoes, comédie romantique au bord de la niaiserie sauvée par les actrices et la tenue de la mise en scène. Mais là pas plus qu’ici on ne trouvera d’intensité, de nuance, d’originalité, de supplément d’âme, de vertige… À la prise de risques, Hanson préfère décidément la prudence.