Loin du prosélytisme aveugle, Jean-Pierre Thorn construit une parole éminemment structurée et richement documentée sur des banlieues, dont il a suivi l’évolution de manière privilégiée et constitué une vision précieuse au fil de ses travaux documentaires depuis la fin des années soixante. Dans On n’est pas des marques de vélos (2003), il avait choisi l’univers de la danse hip-hop pour se pencher sur un sujet politique : celui de la double peine. Dans 93 La Belle Rebelle, histoires sociale et musicale sont imbriquées pour montrer la splendeur d’un territoire souvent décrié, où la création artistique relèverait toujours d’une forme d’engagement.
Certains ont voulu nettoyer la Seine-Saint-Denis à grandes eaux pour lui redonner de l’éclat. Jean-Pierre Thorn préfère en gratter le vernis avec méticulosité et délicatesse, pour en révéler l’importance dans l’histoire culturelle et sociale des banlieues, où ce département occupe une place de choix. Il bat en brèche l’image galvaudée du « 9 – 3 » (un terme taxé d’ « appellation marketing » par un des intervenants) pour chercher les nuances du 93 : terre du prolétariat laborieux et de l’engagement politique, espace de mutations urbaines permanentes et témoin privilégié des évolutions sociales de la France postcoloniale. En retraçant l’histoire culturelle de la Seine-Saint-Denis, 93 La Belle Rebelle montre comment des courants musicaux ont émergé successivement en réaction avec le contexte politique et social, de telle sorte que chaque nouvelle tendance apparaît comme la conséquence ou le prolongement du précédent. La succession des numéros musicaux (archives ou performances) et des témoignages intimistes font du rock, du punk, du hip-hop et du slam les maillons d’une même chaîne, concourant à libérer la voix révoltée de populations tantôt négligées, tantôt stigmatisées.
Pour incarner chaque étape de cette histoire du 93, Jean-Pierre Thorn a choisi d’en interroger des acteurs privilégiés. Ainsi Loran, de Bérurier Noir, revient sur les enjeux contestataires du mouvement punk. Dee Nasty raconte son implication dans les débuts du hip-hop : sa collaboration avec Lionel D sur une radio pirate, la sortie du premier album de rap français, l’organisation de défis hip-hop sur un terrain vague où débuteront NTM ou Assassin… Si le film s’ouvre d’ailleurs sur des images d’un concert de NTM, le film éclipse le groupe star afin de privilégier la parole d’artistes plus discrets, retombés pour certains dans un relatif anonymat. C’est-à-dire ceux qui sont demeurés dans les cités et ont été témoins de leurs évolutions urbanistiques et sociales, qui ont dû associer leur passion pour une expression musicale indépendante et la nécessité de subvenir à leurs besoins, qui sont restés les enfants de leur classe sociale. Loin de dénigrer le succès de certains, le film bat simplement en brèche l’image fantasmatique du rappeur flambeur en montrant la précarité d’artistes, artisans des banlieues, témoins conscients de la complexité du milieu dont ils se sont faits les chantres. Le choix de ces intervenants participe largement à la pertinence du discours construit par l’imbrication de témoignages traités comme des confessions. Sans jamais recourir à un commentaire didactique, 93 La Belle Rebelle parvient aussi à montrer comment la musique incarne les potentialités du métissage culturel. Le rap de Casey mêlé au rock radical de Serge Teyssot-Gay (ex- « Noir Désir » aujourd’hui « Zone Libre ») ou le slam de D’de Kabal joint au rythme hypnotique de Franck Vaillant sont sublimés par la beauté de cadrages qui viennent accentuer le charisme des artistes, dont les voix se font précisément entendre par la juste longueur des plans et des séquences.
Si un public averti n’apprend peut-être pas grand-chose qu’il ne sache déjà sur l’histoire musicale du 93, la structure du film vient l’interpeller sur la permanence d’un engagement culturel relevant de la parole politique (au sens étymologique du terme). Par son organisation chronologique, le film met en perspective la logique de pratiques unies par leur rapport intime à un terreau social, dont il dévoile les capacités d’initiative. Entre élan nostalgique et volonté pédagogique, 93 La Belle Rebelle cherche à se constituer en document transgénérationnel, ce que Jean-Pierre Thorn défend sans ambages dans le dossier de presse :
Donner à voir et entendre la richesse de la parole ouvrière, les mots et la culture des « sans grade », revaloriser la culture des enfants de l’immigration (la culture Hip Hop en particulier), c’est permettre à une jeunesse (aujourd’hui exclue et stigmatisée) de se respecter et de prendre conscience de son potentiel.
Et, sans sentimentalisme aucun, le film se lit finalement comme un beau message d’amour à la jeunesse des banlieues. Il vient rappeler leur importance dans l’émergence de mouvements culturels alternatifs qui se sont imposé au fil du temps non seulement comme des éléments incontournables d’expression sociale, mais aussi comme les fondements d’un patrimoine national pluriel.