Alors que la présidence tchèque de l’Union européenne s’enraille déjà de quelques couacs, l’actrice-réalisatrice Bojena Horackova compose un objet hybride joliment intitulé À l’est de moi. Accompagnée uniquement de Caroline Champetier, co-scénariste et chef opératrice, Bojena Horackova met le cap sur Moscou et glane portraits et témoignages au hasard d’un voyage enneigé. En parallèle, Marta, son double de fiction, s’exile à l’Est et découvre le «Paris-Palace» des années 1980. Malheureusement, le versant fictif du film se révèle menacé par une démarche introspective confuse et des émotions comme gelées sur pellicule.
Mi-fiction, mi-documentaire, À l’est de moi se conjugue en deux temps : passé et présent. Hantée par Moscou depuis sa jeunesse, Bojena Horackova décide d’aller enfin voir du côté de cet «Est» qu’elle a fui il y a longtemps. Tallinn, Riga, Vilnius, Minsk: ce voyage les amène à traverser une partie de l’Europe de l’Est, de l’Estonie à la Russie en passant par l’Ukraine… Les villes et les visages défilent. La lumière semble toujours tombante. Visiblement financé par un maigre budget, ce projet documentaire s’apparente à une quête existentielle en creux. Celle d’une femme partie comme tant d’autres devant la menace rouge pensant ne jamais revenir. Mais justement là, l’exilée revient. Pas exactement à son point de départ : Prague, mais plus à l’est donc.
À travers ce « fantasme négatif » filmé le plus souvent sous la neige, au plus près des gens, Bojena Horackova s’efface pour laisser la parole aux autres. Aussi, lorsqu’elle apparaît dans le cadre, c’est le plus souvent en retrait ou de manière furtive. A pas de louve pourrait-on dire… Beau geste d’humilité et de pudeur qui n’empêche pas la complicité. Loin de là. Au fil des kilomètres et des arrêts, les compagnons de voyage des deux femmes se livrent face caméra évoquant leur propre exil, ou leurs peines ou bien leur fierté d’être «de l’Est», ce monde compris si souvent de travers par «l’Ouest» ou ceux qui ont déserté. Cette façon subtile pour Bojena d’être à côté est aussi un moyen de raccorder son moi à Marta, le personnage de fiction. Car tout au long du film, le passé surgit du présent. Et l’on passe du russe légèrement approximatif d’une femme devenue cinéaste au français quasi parfait d’une jeune fille dissertant sur Medvedkine entre deux virées nocturnes…
1980. Vêtue d’un manteau rouge, une jeune fille quitte Prague, bien décidée à ne plus y mettre les pieds. Destination ? « De l’autre côté », loin du communisme ; Paris ou la liberté. L’acclimatation est plutôt prometteuse : auberge de jeunesse, copinage, recherche d’un petit boulot. Assez rapidement, Marta devient modèle dans une école d’art, exposant son corps laiteux avec un mélange de concentration et d’oubli de soi. La voir ainsi s’offrir et s’absenter à la fois est en tout cas l’un des moments de grâce d’À l’est de moi. Mais rapidement à nos yeux, ça dérape.
Face au monde extérieur et aux êtres qu’elle croise, le personnage de Marta conservera du début à la fin cette impassibilité froide bien difficile à saisir. Désincarné, le récit est de ce fait contaminé d’une étrange inertie émotionnelle. Bien sûr, la retenue peut tout à fait être un choix de jeu ou de mise en scène. Marta aurait de plus toutes les raisons de trimbaler sa mélancolie au gré de ses pérégrinations parisiennes. Après tout, la mort rôde… Mais voilà. A aucun moment on ne la perçoit comme réellement fragile ou déboussolée, ou sidérée ou révoltée ou asservie. Elle n’est pas cette exilée au « nord perdu ». Au contraire, elle dit avoir sauf de liberté. Mais alors, pourquoi cette voix si monocorde, ces dialogues dissonants ? Très vite, cette fille de l’Est un peu gauche semble même ne plus avoir froid aux yeux. La voilà en effet entraînée dans des nuits blanches à Pigalle, se dénudant dans de minables boites à strip, avant de filer au Palace où les scènes de shoot à l’héroïne dans les toilettes et de frotti-frotta entre filles semblent de rigueur. Mais grand dieu, pourquoi autant d’inexpressivité et de laideur ambiante?
Sachant que la partie fiction du film est à haute teneur autobiographique, on comprend que la réalisatrice ait voulu instaurer une certaine distance avec ce passé. En même temps ce fragment d’autofiction nous est présenté comme une « réminiscence, [une] incursion dans la mémoire »? Pourtant à l’écran, quelque chose de froid, de roide, flotte. La distance se fait gouffre. De toute évidence, À l’est de moi ne se propose pas de reconstituer avec naturalisme le Paris de ces années-là. Et ce n’est pas du tout ce qu’on lui reproche. Mais ce trop-plein d’apathie ainsi que le dispositif visuel proposé – « des tableaux de situations » – et surtout, la représentation ambiguë donnée à la prostitution (passe-temps inoffensif ?), engendrent au mieux un malaise, au pire, un agacement. Il est finalement difficile d’appréhender la nature réelle du regard porté par Bojena Horackova sur son propre passé. Un sentiment d’amnésie se distille. Somme toute, de cet univers d’anarchie blafarde, seule la musique parait témoigner d’une mémoire encore vive – Elli Medeiros et Jacno en tête.
Finalement, si à notre avis le fragment documentaire du film est beaucoup plus touchant, c’est pour cette nécessité d’exister qui manque cruellement à l’autre partie. Pour cette urgence de filmer (peu importent les heurts à l’image, caméra à la main), cette réelle envie d’aller à la rencontre de l’Autre, d’écouter avec attention ces bribes de vies, rires, coups de gueule ou de blues. En bref, le désir de transmettre des émotions est palpable. Par cette faculté d’écoute, Bojena Horackova nous en dit paradoxalement mille fois plus sur elle-même. Sans doute questionne-t-elle aussi en sourdine sa propre occidentalité, nous offrant du même coup son film telle une boussole. À nous alors d’interroger nos propres points cardinaux, d’est en ouest et vice-versa, selon notre propre histoire, départs ou retours.