Le succès des trois ouvrages qui composent la série À la croisée des mondes, écrits par l’auteur britannique Philip Pullman entre 1995 et 1999, n’atteint pas les sommets stratosphériques des Harry Potter mais reste néanmoins considérable. Longtemps cantonnés aux rayons jeunesse des librairies et bibliothèques, ils ont trouvé avec le temps leur place légitime, réédités dans des collections classiques et donc plus accessibles aux adultes (en France, Gallimard publie la série en Junior et en Folio). S’il ne s’agit aucunement ici de minimiser le talent de nombreux auteurs spécialisés dans la littérature pour enfants, soulignons que l’œuvre de Pullman utilise des codes et un univers aptes à séduire un public jeune (magie, mondes parallèles, enfants et animaux au centre du récit) mais aussi les adultes par son style brillant et des thématiques complexes : politique et religion sont les deux vrais sujets d’À la croisée des mondes, allant jusqu’à créer la polémique au sein de l’église catholique.
À la croisée des mondes, il est vrai, est un peu l’anti-Narnia (l’auteur, C.S. Lewis, faisait quasi ouvertement de la propagande pour la religion catholique dans ses ouvrages). Le premier tome, Les Royaumes du Nord – adapté ici sous un titre fidèle à l’original, La Boussole d’or – suit les aventures d’une petite fille, Lyra, évoluant dans un monde parallèle au nôtre, où chaque être humain est accompagné d’un daemon, un animal doté de parole qui n’est rien moins que la matérialisation de son moi profond. Lyra vit avec son oncle Lord Asriel, brillant chercheur en théologie, dans les murs de l’université d’Oxford. Mais la disparition de nombreux enfants, dont son meilleur ami, et sa rencontre avec la mystérieuse Mme Coulter va entraîner la petite fille dans une aventure dans le Grand Nord. Sorcières volantes, ours guerriers en armure et manipulations scientifiques : le voyage ne sera pas de tout repos.
Filmées par Chris Weitz, réalisateur des American Pie mais aussi de comédies plus ambitieuses (Pour un garçon), les aventures de la jeune Lyra au cinéma visent évidemment le grand spectacle au détriment de la complexité espérée. S’il reste un peu de la noirceur de l’œuvre de Pullman (les grands ordonnateurs religieux sont ici dépeints comme d’odieux personnages, froids, calculateurs et coupables de tentative de meurtre, et les agissements de Mme Coulter et ses sbires évoquent l’horreur des camps de concentration), tout est lumineux, coloré et prétexte à une débauche de moyens qui raviront les enfants et les adolescents avides de spectacles épiques. Sur ce point, rien à redire : les effets numériques sont stupéfiants, particulièrement les nombreux animaux, dont le rendu a de quoi couper le souffle. Weitz parvient même à laisser suffisamment de place à ses comédiens en chair et en os pour faire exister leurs personnages : la jeune Dakota Blue Richards, très convaincante dans le rôle de Lyra, loin du petit singe savant redouté, ou Nicole Kidman, qui parvient à rendre palpable la complexité de Mme Coulter, personnage extraordinairement riche sur le papier et qui peine un peu à prendre de l’ampleur à l’écran.
Le reste n’est que frustration. Il y a la durée du film, pour une fois beaucoup trop courte : pour condenser en deux heures à peine un récit aussi dense, un scénariste sachant manier l’art de l’ellipse aurait été bienvenu… Las : puisqu’il s’agit ici d’éviter toute ambiguïté, les tenants et les aboutissants de l’intrigue sont expliqués en deux temps, trois mouvements par une voix off dans les trois premières minutes. L’obsession très hollywoodienne de se faire comprendre par un maximum de personnes participe également au naufrage : ici, aucun mystère, aucune tentative de créer un tant soit peu de suspense ne viennent perturber une mise en scène lisse et impersonnelle comme pour une publicité. Tel quel, À la croisée des mondes peut servir d’argument de vente aux nombreux produits dévirés qui envahiront les magasins du monde entier. Soit, au bout du compte, un pur produit de consommation de masse, qui se laisse regarder sans déplaisir, à condition de ne pas trop rêver à ce que l’œuvre originale aurait pu donner entre les mains d’un réalisateur un peu plus gonflé.