Concernant Twilight, on peut parler de phénomène : succès fulgurant, fans hystériques, adulation immédiate pour Kristen Stewart et Robert Pattinson encore totalement inconnus il y a un an. Le premier film consterna plutôt la critique. Mais à l’approche de la sortie de ce second volume démesurément attendu, on sent bien qu’il ne s’agit pas d’un film anodin ordinaire, qu’il est soutenu par un imaginaire générationnel, qu’en son sein figurent les fondements comportementaux d’une jeunesse en manque de repères, bref, qu’il est a prendre avec des pincettes…
L’enjeu cinématographique de la saga Twilight est a priori énorme puisqu’elle constitue la première tentative de blockbuster sentimental, dont l’intérêt ne réside donc pas dans la prouesse des effets spéciaux, le spectacle des scènes d’action, le crescendo du scénario ou la magnificence de la mise en scène, mais dans la volonté des deux protagonistes principaux de passer à l’acte ou non. Soit rien qui ne relève de l’exhibition des moyens et des capacités, moteur du cinéma hollywoodien, mais plutôt d’une dynamique qui rappellerait le cinéma d’Éric Rohmer et qui consiste à confronter un personnage à son désir. En l’occurrence celui de Bella, jeune lycéenne du fin fond de l’État de Washington, qui souhaite ardemment se faire mordre par Edward, camarade de classe dont elle s’est irrémédiablement entichée, et qui a pour particularité d’être un vampire. Les vampires, ce n’est un secret pour personne, c’est surtout un moyen détourné d’évoquer l’acte sexuel (et plus particulièrement le dépucelage féminin) dans ce qu’il a de plus cru : pulsion, succion, perçage, pénétration, sang. C’est donc la métaphore la plus galvaudée qui soit que charrient désormais ces films, et c’est en l’assumant pleinement que Twilight inscrit sa propre identité dans la constellation du cinéma de vampires, inversant habilement le schéma traditionnel monstre/proie. Par «mordre», nous comprenons tous, à moins d’être excessivement naïf, ce qu’ils veulent dire. Le dilemme shakespearien du film (à qui il se réfère directement) serait donc : to bite or not to bite (valable en anglais comme en français).
Ainsi le début du premier chapitre, réalisé par Catherine Hardwicke, parvenait à surprendre en exposant en plein cadre du teen movie les corps blafards et fébriles de Kristen Stewart et Robert Pattinson subitement pris de spasmes et de congestions en se rapprochant l’un de l’autre. L’atmosphère grisâtre et éthérée du secondaire américain où l’attraction sexuelle se manifeste sous forme de fièvre gastrique contrastait violemment avec l’image des high schools ensoleillées et baisodromiques de la Californie que nous renvoyait jusqu’alors Hollywood. Elle sonnait aussi plus juste. Mais cette justesse s’embourbait rapidement dans l’exposé d’une énième mythologie vampirique au rabais qui piochait et sélectionnait les éléments qui lui chantent dans son petit Dracula illustré, les agrémentant çà et là de quelques touches fantaisistes pour personnaliser le tout (en l’occurrence l’histoire de la peau qui brille comme des paillettes dès qu’elle s’expose au soleil). Hardwicke hésitait trop à assumer cette affaire de vampires comme prétexte du scénario pour maintenir cette position de désir brûlant qui s’abstient d’être consommé. La structure narrative en souffrait, oscillant constamment entre l’explication par le dialogue et la démonstration par l’image, entre l’économie et le surplus de moyen, entre Rohmer et Hollywood. Et cette dichotomie, qui aurait pu servir de dialectique esthétique, faute, sans doute, d’un réel point de vue, alourdissait considérablement le récit…
Est-il utile de préciser que Chris Weitz, réalisateur plus lambda, en reprenant le flambeau pour le chapitre 2, s’engouffre dans l’impasse du précédent film au lieu d’en utiliser les rares atouts qui y figuraient en gestation. Ici Bella se rapproche de son ami Jacob, jeune amérindien aux traits épais, emperruqué, au corps bourré de stéroïdes (Taylor Lautner, moins efféminé mais nettement moins glamour que Pattinson) « secrètement » amoureux d’elle, qui profite de l’absence d’Edward pour prendre sa place. En vain, Bella reste obsédée par Edward et découvre que Jacob s’avère en réalité n’être rien d’autre qu’un loup-garou chargé de casser du vampire, et dont la férocité pourrait nuire à la jeune adolescente – elle ne verra donc pas le loup cette fois-ci non plus. Bien entendu, la lancinante rythmique du film (1- explication, 2- illustration, 3- conséquence) permet au spectateur de comprendre l’histoire bien plus rapidement que les personnages, d’avoir quelques scènes d’avance sur eux, et d’être contraint de patienter jusqu’à ce que tout cela se termine sans réelle surprise. Cette nullité, pourtant, étonne : on sait qu’Hollywood est capable de faire bien plus efficace, plus soutenu et moins grossier même dans ses navets lamentables les plus formatés tels que les deux derniers Harry Potter, comme si elle était frappée d’une soudaine régression dans son savoir-faire. L’intrigue de Stephenie Meyer, beaucoup trop inconsistante et pauvre en rebondissements pour susciter un réel intérêt, se dilue laborieusement au fil d’un récit chichiteux qui rechigne à avancer. N’importe quel réalisateur fonctionnel serait parvenu à condenser ce que dit ce film-ci et le précédent en une heure de métrage : cette faiblesse de la narration est trop excessive pour être honnête. Mais elle est, en y regardant de plus près, la clé du succès de cette saga.
En vérité, rien ne doit entraver ou détourner (que ce soit la mise en scène, le scénario ou l’univers) le but premier de l’entreprise : la stimulation d’un fantasme générationnel. Le public, les «fans», dans le fond, ne peuvent pas vraiment se passionner pour cette raplaplate histoire de vampires résignés à ne rien sucer d’autre que des esquimaux, et prétendre le contraire serait se mentir à soi-même. Ce qu’ils cherchent là, c’est plutôt la représentation des affects qui les animent. Nous avons donc une jeune pucelle (sujet d’identification du spectateur) qui souhaite se faire déflorer par un séduisant mâle (objet du désir du spectateur) mais ce dernier, bien que tenté par cette idée alléchante, s’y oppose. La part romantique de cette relation idéalisée, celle qui sert d’écran à la conscience, se dresse sous les traits du prince charmant qui se targue d’aimer tellement sa promise qu’il se refuse à lui ôter sa pureté, en dépit de leur désir commun. Mais le film va surtout se jouer sur la face perverse de ce schéma, celle qui parle directement à l’inconscient, à savoir la structure sado-masochiste de ce rapport : l’un désire l’autre qui désire son désir et ne va donc jamais y répondre (les raisons qu’invoque Edward pour ne pas transformer Bella en vampire n’étant évidemment pas très convaincantes). Edward va même aller très loin dans ce chapitre-ci, puisqu’il va tout bonnement disparaître du film, se faisant désirer plus que jamais (l’avenir nous dira s’il s’agit d’une bonne ou d’une mauvaise stratégie commerciale). L’effet produit, et voulu, sera que Bella va se mettre en danger, frôler la mort, pour provoquer la sensation de la présence d’Edward (qui apparaîtra furtivement sous forme spectrale juste avant le moment fatidique en guise d’orgasme). Pour retrouver l’objet de désir qui manque, le sujet doit lui aussi manquer (mourir) afin de se substituer à lui. Aliénation totale.
Être pris dans le désir de l’autre, jouir de cette frustration, de cette absence de plaisir, amalgamer la sexualité et la pulsion de mort : nous sommes bien sûr dans un monde de petits blancs occidentaux qui, comblés par leur condition de petit-bourgeois, n’ont plus qu’à désirer le manque. C’est là le symptôme morbide d’une jeunesse trop éloignée des consciences sociales, trop indifférentes aux classes extérieures à la sienne, trop centrée sur la médiocrité commune de ses aspirations (que nous révèle le dernier plan du film) qu’elle tente de se dissimuler derrière une fantasmagorie de pacotille. C’est justement là que le film pose vraiment problème, bien au-delà de ses faiblesses d’écritures, quand, à la justesse de ces sentiments qu’il énonce, il commute bêtement la notion d’amour pur et éternel qu’il revendique. Or pas un seul élément ne permet de dire en quoi Edward et Bella s’aiment, ni leur vécu (pour l’instant inexistant), ni leurs idéaux (tout aussi inexistants), ni leur façon de se forger une vision du monde l’un au contact de l’autre. L’amour, comme souvent, justifié par une stricte attraction physique entre les deux beautés froides et endolories des jeunes vedettes, est pris comme une notion donnée, dont le simple énoncé (ils s’aiment) semble suffire pour la faire exister. C’est pourquoi jamais le film ne se place du côté d’Edward, c’est-à-dire ne montre le contrechamp de cette relation. L’illusion du love at first sight s’en retrouverait instantanément balayée car nous le verrions en retour jouir de la souffrance de Bella. Avec Twilight, et c’est bien l’un de ses rares mérites, nous comprenons soudain en quoi cette apologie de l’Amour qui caractérise la « culture » populaire n’est qu’un geste puritain qui tente de refouler sous son idéal niais les désirs pervers qui hantent nos âmes.