Il se passe quelque chose de très important du côté de la rue Saint-André-des-Arts : l’émergence miraculeuse d’un cinéma à la fois très jeune et très vieux, puisant au fond d’une lucidité picturale acrobatique la force de reconstruire les archives perdues d’une mémoire collective nationale. Celle des Philippines, terre du ciné-monde de plus en plus accueillante pour le ciné-spectateur. Et dire qu’on a failli le laisser couler dans l’indolence des sorties estivales !
Dans une chambre, en pleine nuit, une femme tourne et se retourne dans son lit, visiblement tourmentée. Elle se redresse, la peau luisante, et se recouche illico, noyée dans la moiteur de la nuit philippine et l’inconfort d’une insomnie. Au-delà des parois de la chambre, la nuit grouille de mille bruits : de cris d’animaux en froissements indistincts, de crissements d’insectes en interférences venteuses, toute une vie invisible fait pression, remue et ronfle aux alentours de la scène. C’est exactement ce qui se produit, en même temps, sur la scène redoublée de l’image. À sa surface fourmille une meute de signes fantômes révélant une agitation plus profonde, souterraine. Cet affolement du signal vidéo, plongé dans les basses lumières ou les générations successives d’une bande maintes fois recopiée, se nomme le bruit. Il avale tout, ronge l’image de tous bords, dévore la nuit et le sommeil de cette femme, l’ensevelissant sous une nuée d’insectes électroniques. Quelque chose s’agite sous l’image : un court-circuit entre son support et sa surface qui fait remonter des profondeurs les traces d’une lutte sourde, imperceptible. Peut-être s’agit-il aussi, délicatement soufflée sur le plan en un voile vaporeux, de la poudre dont sont faits les rêves. Son pointillisme nébuleux est comme une seconde vie de l’image, mise en évidence par la durée de plans qui semblent s’enfoncer infiniment dans la torpeur de cette nuit d’orage. Léchée par la lumière vacillante d’un feu, la femme se retourne vers l’homme qui partage sa couche et le réveille : « Je n’arrive pas à dormir. Raconte-moi une histoire. » L’homme se lève et, très affecté, entame le récit d’une apparition, celle d’un vieillard à un enfant, transportant sur son dos un gros sac chargé de dépouilles : « Je suis ton pays qui souffre en silence les maux et les insultes qu’on lui lance ». De ce pullulement nocturne émerge la métaphore, la fable transmise oralement de la prise de conscience politique et de l’héritage de la lutte. C’est cette tempête-là qui grondait sous la panique des pixels. Soudainement, l’homme et la femme se retournent, regardent hors champ : un autre film commence. Mais le temps de cette magnifique enclave, nous aurons saisi l’une des données les plus saisissantes du cinéma de Raya Martin : l’image et la scène de l’image, le support et la surface, la fiction et le documentaire, la fable et l’enregistrement avancent, main dans la main.
Raya Martin. Le nom est lâché. Il commençait à se répandre sur les lèvres des festivaliers et des cinéphiles à l’affût. Il circulait déjà depuis quelques temps, du festival de Rotterdam au FID de Marseille, de la Croisette à Paris, du Cinéma du Panthéon au MK2 Bibliothèque, de la Quinzaine des Réalisateurs à la Cinéfondation, piétinant à l’entrée d’une exploitation en salles toujours à venir. La rumeur montait devant le bagage déjà énorme de ce jeune cinéaste, à peine âgé de vingt-quatre ans, cinq longs-métrages à son actif – ce qui peut, en France, représenter toute une carrière – et un projet pharaonique annoncé : tendre entre l’hier et l’aujourd’hui de son pays, les Philippines, une charpente d’images soutenant à la fois la mémoire de ses souffrances (la colonisation espagnole) et celle de sa résistance. On avait déjà pu découvrir, lors de quelques projections éparses et exceptionnelles, son documentaire L’Île de la fin du monde, le stupéfiant Autohystoria, sur l’assassinat du leader révolutionnaire Andres Bonifacio, et son film-fleuve, pyramide d’images d’une durée de 4h40, Now Showing, prochainement distribué par la grâce de Shellac. Qu’a‑t-on pu voir à travers le désordre dans lequel nous parviennent ses films ? La force étonnante de ce frêle jeune homme au physique adolescent, mèche collée sur le front et grosses lunettes sur le nez. La pertinence et la lucidité politique de ses films, la traduction de cette lucidité dans une audace esthétique à la pointe de l’avant-garde. Certes. Mais encore : l’état d’affolement de l’image, son bouillonnement interne qui fait toujours remonter sa matière à la surface du plan, doublant tout ce qui nous est montré d’une angoisse souterraine. C’est qu’il y a un manque à combler, un manque d’image des Philippines qui n’ont conservé aucune archive cinématographique, aucun témoignage filmé de l’Histoire du pays. Les images de Raya Martin se fondent sur ce trou béant, sur cet immense besoin, cet intense appel d’image – comme on dirait « appel d’air » – qui leur insuffle ce trouble, cette urgence, cette sueur « bruitée » déposée à leur surface. Ceci explique peut-être en partie sa productivité surhumaine dont A Short Film about the Indio Nacional se tient à la fois au centre de ce projet politique – dresser l’histoire des luttes de son pays – et au centre de cette démarche – construire aujourd’hui les images d’archives du passé pour entretenir la continuité des luttes et affirmer une identité nationale. Ils sont tous les deux passionnants. Mais, entre ce projet et cette démarche, quelle est la place du film et, d’ailleurs, reste-t-il bien un film ?
La réponse n’est pas si évidente. Le problème s’est toujours posé pour le cinéma d’avant-garde et tient dans la seule expression : « la pointe de l’avant-garde ». En effet, la pointe ne dépose pas de chef‑d’œuvre, la pointe creuse. Donc elle avance. Donc elle butte. Elle fait des dégâts. Son travail n’est pas toujours propre, mais c’est le propre de sa tâche d’en faire – des taches. Surtout, on lit souvent mieux son geste que ses œuvres, prises individuellement. Son avancée est plus importante que les jalons qu’elle dépose et dont elle ne souhaite surtout pas qu’ils fussent considérés comme tels. En somme, elle tient plus dans un projet, qui englobe à lui seul toutes ses œuvres, que dans une seule de ces dites œuvres. À ce titre, il est bon de préciser que l’Indio Nacional s’annonce comme le premier volet d’une trilogie sur l’indépendance des Philippines : il lance déjà ses ramifications vers l’avenir, il se présente déjà comme un geste. Heureusement, le film recèle assez de beautés particulières – inséparables cependant du projet général – pour qu’on puisse répondre, en dernière instance : oui, au-delà du projet, au-delà de la démarche, il reste bien un film.
La poche d’insomnie dont nous parlions précédemment, cette séquence en vidéo d’un vert émeraude scintillant, est cernée par deux parties d’un film muet en 35mm noir et blanc. Les deux premiers plans, tout d’abord, où l’on voit un homme entrer dans une grotte, suivi de l’arrondi très pur d’une chute d’eau ; le corps principal du film, ensuite, divisé en trois volets : une première partie où l’on suit le parcours d’un enfant, un « indigène » sonneur de cloches dans une église, exploité et réprimandé par les moines ; on retrouve, dans la deuxième partie, un adolescent qui s’engage dans la lutte armée chez les rebelles Katipuneros ; enfin, on suit les répétitions d’une troupe de théâtre militant, à laquelle appartient désormais l’Indio devenu adulte, et représentant la capture de Bernardo Carpio, personnage légendaire philippin et symbole de l’affranchissement de l’oppression espagnole. Le récit commence en 1896 et sa progression ressemble à celle d’un documentaire de Flaherty. À ce moment, Raya Martin nous fait très peur : on craint la parodie, l’imitation du filmage d’époque, la caution vintage et second degré d’une entreprise de recyclage postmoderne. Mais rien de tout cela. Le jeune cinéaste reprend simplement certaines choses où elles avaient été déposées. Il ne s’accapare pas une esthétique pour la remixer, il la continue, il en poursuit obstinément les extensions possibles, convaincu de leurs pouvoirs particuliers laissés en friche. Ces pouvoirs particuliers, majoritairement oubliés, sont ceux de l’image muette : sa frontalité, sa poésie fantomatique, ses affordances sonores, son montage, plus conséquent, plus « organique », sa représentation brutale du réel. Ce sont également ceux, plus connus − car survivants − du noir et blanc. Ce sont enfin ceux d’une ancienne forme documentaire, muette elle aussi − on parlait un peu plus haut de Flaherty − constituée de saynètes fragmentaires, d’îlots de situations éparpillés autour du sujet central, sensés donner une image du paysage général par la succession de ses particularités. Le récit de l’Indio Nacional avance donc ainsi, par décentrements − ce qui se passe à gauche, ce qui se passe à droite, simultanément − plutôt que sur les rails d’une prise de conscience individuelle, scénario politique occidental éculé. Il ne s’agit donc pas plus pour Raya Martin de revenir à une forme primitive du cinéma, mais de reprendre aujourd’hui des formes abandonnées dans le passé, dans le but bien précis d’une résurrection. Faire la révolution : le saut du tigre dans le passé.
C’est donc bien une histoire de fantômes qui prend place sous nos yeux, pas seulement de corps-fantômes, mais d’images-fantômes. L’arc tendu entre la mini-DV et le 35mm, entre le support historique du cinéma et le pullulement domestique des nouveaux supports, est avant tout un arc plastique. L’image ne se contente plus d’enregistrer des faits, elle est travaillée de l’intérieur. Elle ouvre, au-delà du plan, une scène qui lui est totalement dédiée. Dorénavant, il nous faut considérer l’image et la scène de l’image, ses états. C’est à dire : son apparence, son travestissement. Car pour avancer sur ces terres fantomatiques, il lui faut un costume, un drap blanc percé de deux trous, aussi sale, aussi usé soit-il – le bruit, le muet – histoire de se fondre dans ce paysage d’absence et d’oubli. Pour peut-être, à terme, le repeupler. À travers cette forte polarité picturale, on sent Martin injecter de la distance dans ses plans, les masquer d’un voile, comme pour nous dire qu’il existe des choses qu’on ne peut toucher directement du regard, sans parfois un large détour. Le support remonte à la surface des images comme une ancienne conscience venue signaler le passage du temps, marquer les pixels autant que les grains d’argent de son sillon. Il s’agit bien de résurrection et si celle-ci nous propose de remonter aux origines du cinéma, à sa forme historique minimale, c’est pour retrouver ce temps où pouvaient coexister le mythe et son enregistrement, le réel et sa légende. Ainsi nous verrons une statue de chair et d’os remuer sous les yeux de deux dévotes. Nous verrons la Vierge Marie courir après l’Indio. Reste la stupéfaction devant ces corps d’aujourd’hui, ombres émergées d’une mémoire en construction, d’un passé en voie de réalisation, véritables paradoxes temporels et sources de fascination d’une puissance insoupçonnée.
Et les personnages alors ? Qui sont donc ces ombres qui s’agitent sous nos yeux et que font-elles ? Disons, pour résumer, qu’elles commencent par subir les outrages de la domination étrangère, moralement et physiquement. Elles attendent qu’un événement se produise, les yeux levés vers le ciel, mais rien ne vient. Se pose alors, à la suite des funérailles d’une jeune fille, la douloureuse question de l’engagement : « De quel côté es-tu ? » La seconde partie est celle, justement, de l’engagement collectif et du trouble qu’il jette sur l’individu. Une attaque des rebelles se prépare mais l’Indio adolescent arrive trop tard, retenu par une longue maladie. Il se retrouve seul à mener l’assaut, sans compagnon à ses côtés, sans ennemi à combattre. La dernière partie est celle de la déroute. Une troupe de théâtre militant joue à lancer des mots qui sonnent, à chaque carton, comme des coups de fusil. Ils répètent la scène de capture de Bernardo Carpio alors que plusieurs enfants sont retrouvés morts sur la place. Leurs mères pleurent. Les indigènes fuient la ville. Il y a du massacre dans l’air, la violence gronde hors-champ. Bernardo Carpio se libère du joug du roi, il redevient chair, acteur, homme. L’Indio adulte lève le visage vers le ciel : les étoiles tombent, pareilles à des bombes. « Peu après, la longue souffrance des Philippines. »