S’il arrive encore que les films nous précèdent dans la découverte d’une parcelle du globe, il est heureux que l’un d’entre eux soit travaillé par ce vieux souci (vieux comme le cinéma) : nous dire d’où il vient. Independencia, second film de Raya Martin à trouver distribution en France après A Short Film about the Indio Nacional, second volet d’une série sur les guerres d’indépendance des Philippines, accomplit cette tâche avec une rare acuité politique et esthétique. Il ne cesse de nous demander : « qu’est-ce qu’un pays ? » et répond à cette question par une grande richesse de propositions, d’idées de cinéma.
Longtemps saisi d’effroi, Cadmus avait perdu tout ensemble ses esprits et sa couleur ; une terreur glaciale hérissait ses cheveux. Mais voici que la protectrice du héros, Pallas, descendue des plus hautes régions de l’air, arrive auprès de lui ; elle lui ordonne de soulever la terre et d’y enfermer les dents du serpent, germes d’un peuple futur. Il obéit et, quand la charrue, pressée par sa main, a ouvert des sillons, il sème dans le sol, suivant l’ordre qu’il a reçu, ces dents d’où doivent naître des mortels. Alors (prodige incroyable) la glèbe commence à se mouvoir ; d’abord apparaissent hors des sillons des pointes de lances, ensuite des casques agités par des têtes qu’ils couvrent de leur cône aux vives couleurs ; puis des épaules, des poitrines, des bras chargés de traits sortent de terre et il pousse une moisson de soldats armés de boucliers ; ainsi, les jours de fête, quand on lève le rideau dans les théâtres, on voit surgir des figures peintes, qui montrent d’abord leurs visages, puis peu à peu tout le reste, jusqu’à ce que, tirées des dessous par un mouvement lent et progressif, elles soient visibles tout entières et posent leurs pieds sur le bord de la scène.
Ovide, Les Métamorphoses.
Qu’est-ce qu’un pays ? Qu’est-ce qu’une nation ? Pour répondre à ces vastes questions, Raya Martin mobilise les signes d’une cinématographie révolue, celle du premier âge classique d’Hollywood : format carré, noir & blanc, éclairages et décors de studio, cadence réduite de défilement des images qui renvoie, pour le coup, au cinéma muet. On ne manquera pas d’assimiler cette démarche à un fétichisme arty, une vaine recherche de connivence cinéphile, ultra-référencée. Or, elle s’appuie plutôt – et très énergiquement – sur un refus de se conformer aux codes mondialisés d’un cinéma world, épuisante machine à fabriquer du pittoresque au kilomètre. Par ce travestissement, Independencia réinvestit à son compte l’un des rôles primitifs du cinéma, profondément ancré dans ses cellules souches : donner des nouvelles du monde ; inscrire son pays sur la carte des images animées. C’est une grande nouvelle qu’un si jeune réalisateur recouvre les vertus nationales du cinéma. Qu’un film appartienne à un pays, qu’il en soit à la fois l’étendard et le messager. Cela lui permet de s’adresser à tout le monde, de dire tout haut « nous » et « vous » : citoyens du monde qui cherchez à saisir une pensée philippine sur les Philippines ; Philippins qui souhaitez voir l’histoire de vos luttes. C’est à ce prix qu’un film se présente à l’usage de tous ; alors que la fiction mondialisée insiste sur les particularismes locaux, la fiction nationale reconnaît sa frontière comme surface d’échange, une double rampe tournée à la fois vers l’intérieur (le pays) et l’extérieur (les spectateurs du monde). Au théâtre, on appelle cela une scène bifrontale.
De ce fait, Raya Martin envoie une balle aussi stimulante que singulière à la critique. Il lui sert, avec Independencia, un outil d’analyse, une prise sur le monde solide et fiable. Ainsi, cinéaste et critique peuvent contribuer de concours à en sonder une parcelle, au lieu de jouer au chat et à la souris et, in fine, de ne plus disposer du film comme seul horizon, comme choc frontal entre l’image et l’écrit. Jouons le jeu. Voyons, en compagnie du film et plusieurs points, ce que peut être un pays.
1. Independencia s’ouvre sur un coup de fusil. Un échantillon villageois de la communauté philippine, qui porte sur elle et dans sa langue les stigmates de la colonisation espagnole, se resserre dans un dernier frisson à l’approche de l’armée américaine. D’emblée, le film commence sous le signe de l’agression. Une terre se prend ; une terre se viole. Elle rassemble un ensemble de richesses naturelles et humaines, une force potentielle, un destin toujours à écrire, qui attirent naturellement la convoitise. Une terre est désirable. Se profile ainsi le premier visage du pays, chez Raya Martin : il ne serait autre que la somme des agressions qu’il subit. Certains appellent cela « l’Histoire ».
2. Cette définition serait essentiellement tragique si le film ne prenait en compte la réaction provoquée. Une mère et son fils, patriotes et aisés, se réfugient dans la forêt et retapent une cabane à l’abandon, laissée par les Espagnols. La nation se fonde et se consolide en situation de résistance et c’est d’elle-même qu’elle prend conscience face à son agresseur. « Que la nation continue, qu’elle se poursuive coûte que coûte », pourrait être le mot d’ordre du film. Si le pays s’apparente à la sédimentation des violences proférées à son encontre, la nation, elle, se découvre à elle-même comme un effort interne qui s’affirme sous la pression de l’extérieur.
3. Peut-être, d’ailleurs, un pays n’existe-t-il, une nation ne se déclare-t-elle, que dans un rapport constant de tension avec l’extérieur. Sans cette conscience qu’on butte toujours contre quelque chose, aucun sentiment de « surface habitable » n’est possible. Le premier mouvement du film consiste en ce qu’une communauté se resserre au son d’une détonation. La menace portée sur l’unité d’un pays – son âge d’or, toujours déjà perdu – signe son acte de naissance. Les Philippines existent à partir du moment où elles doivent collectivement trouver des solutions, résister, lutter. Au même titre, on peut se demander si un cinéma national (américain, italien, russe, japonais, français…) ne cesse pas d’exister dès qu’il se libère d’une pression qui le poussait jusqu’alors à s’affirmer. La cogérance mondialisée des affaires, qui laisse les démocraties dans des états nébuleux, ne pousse-t-elle pas chacune à adopter une forme unique pour raconter aux autres ses petites particularités ? Independencia est l’exacte antithèse de ce phénomène.
4. Une terre se viole. Independencia est l’histoire de ce viol. La mère et le fils s’accoutument à une vie frugale, faite de chasse et de cueillette. Mais se pose très vite, pour ce dernier, la question du sexe : vivant seul avec sa mère dans une nature luxuriante, son désir brûle à vide (le surgissement d’images de sexe, très explicites, au cœur d’un régime majoritairement prude – celui du cinéma classique hollywoodien – a quelque chose de brutal). Jusqu’au jour où il recueille une jeune femme, violée dans la forêt par des soldats américains. Cette nouvelle venue finit par remplacer la mère, tombée malade et emportée par une nuit d’orage. Après une profonde ellipse, on retrouve la jeune femme enceinte… mais enceinte de qui ?
5. Partant d’une ambition nationale, c’est tout naturellement qu’Independencia trouve son rythme dans la succession des générations. Une jeune femme succède à la mère. Un second fils succède au premier. Quelque chose passe des uns aux autres, de la mère au fils, du grand fils au petit fils. Ces choses qui passent, on pourrait les appeler : récits, fables, légendes ; en somme : toute une tradition orale qui entretient la nécessité de la lutte. Entendez le grand fils raconter au petit l’histoire de son père, chassant héroïquement les serpents qui envahissaient son champ. Si les nouvelles générations sont possiblement le fruit des agressions passées (ou en cours), il n’en demeure pas mois que ces fruits poussent sur une terre, qu’ils se nourrissent de ses ressources, de ses histoires, qu’ils reçoivent de leurs aînés ce que l’on est bien forcé d’appeler une « culture ».
6. Le pays, dans Independencia, se définit aussi par une sédimentation de récits, que les nouvelles générations sont amenées à sonder. Le pays est une langue qui garde en sa chair les marques des envahisseurs successifs (entendez le tagalog accueillir le mot « carne » pour « viande »). Une lignée, celle des générations successives, regarde une autre lignée, celle des histoires, celle des agressions successives. Independencia est travaillé au corps par cette question spéculaire de la conscience historique.
7. N’y a-t-il pas, d’ailleurs, dans la forme même du film, l’ambition folle de suppléer aux archives manquantes d’une cinématographie ? De reconstruire cette mémoire détruite, avalée par les flammes (les archives du cinéma philippin ont majoritairement disparu). De refaire ce qui a été perdu, « ce qui manque à sa place », comme disait l’autre. Les archives a posteriori : on trouve, dans cette expression paradoxale, une donnée primordiale de la démarche de Raya Martin. Car sa conception de la nation nous dit aussi cela : la somme des traces qu’elle conserve, la somme de ses images enregistrées nous conduit à elle, comme un morceau d’amphore brisée nous conduit à toute une civilisation antique.
8. Des strates, encore des strates. Un cinéma de « couches », comme il est dit dans le dossier de presse. Un film de l’ère Photoshop.
9. Un pays : ou l’on y entre, ou l’on en sort. Ou on l’habite, ou on le déserte. En termes d’espace, on trouve dans ces quatre propositions les quatre modalités du champ dans Independencia. Tout y est perçu à travers la fenêtre d’un plan fixe et carré. Les personnages, qui se définissent avant tout par leur mobilité, interagissent constamment avec ses bords. Ou l’on rentre dans le cadre, ou l’on y est déjà quand le plan commence. Partant, ou l’on y reste, ou l’on se déplace, ou l’on en sort. Le pays se fond dans une forme, dans une surface. Il se superpose à une étendue, à sa végétation, à ses reliefs, naturels ou bâtis par les hommes.
10. Étrangement, la jungle de studio d’Independencia, par sa capacité à se reconfigurer indéfiniment en bougeant trois bosquets du décor, permet d’exprimer cette idée d’étendue, de surface habitable et « arpentable ». Le premier acte de résistance que les personnages trouvent à opposer à leurs envahisseurs n’est autre que de simplement continuer à habiter leur pays, mais ailleurs. Génie d’un peuple : s’étendre sur toute la surface de son pays, épouser sa forme. L’éveil politique auquel nous convie le film commence par des bases élémentaires : marcher sur sa terre, s’y livrer entièrement, s’approcher le plus directement de ses ressources. Ce n’est pas exactement un programme écologique ; c’est de la géopolitique de survie.
11. Habiter son pays signifie : arriver dans le champ et y rester. L’arpenter appelle le raccord de direction. Mourir (pour son pays) consiste à être acculé au bord du plan, poussé à en sortir. Tout, absolument tout, dans Independencia, est posé en termes d’espace. Et si chaque plan semble pris de la même position, du même point du studio, en ayant simplement modifié la position des éléments du décor, cela ne fait que renforcer le sentiment qu’il existe une matrice spatiale à l’unité nationale. La mémoire d’un peuple est un point de vue interne sur son histoire et ce point de vue, dans les faits, ne se déplace pas.
12. Certains se gausseront en affirmant que Raya Martin filme quand même beaucoup (trop) de (fausses) plantes. Se sont-ils pourtant interrogés sur la nature de ce vent de tempête, sur celle de ces averses diluviennes qui s’abattent sur elles et les agitent ? Peut-être ne sont-ils pas seulement, comme une vision bêtement cynique du film semblerait l’indiquer, le produit d’un ventilateur de studio.