En dehors de Hiner Saleem (Kilomètre zéro) ou de Bahman Ghobadi (Half Moon), le cinéma kurde — comprendre : portant la trace de l’identité de ce peuple dispersé et sans terre — reste assez peu visible en France. Arc en Ciel Films, société parisienne fondée récemment par le réfugié politique Mansur Tural, semble se destiner à y remédier. Ses débuts s’avèrent pour le moins fragiles et laborieux. C’est Tural lui-même qui a fait faire à sa société ses premiers pas en réalisant, écrivant, éclairant et montant sa première production : Là-bas il fait froid, sorti en catimini l’an dernier. Le film trahissait ses moyens dérisoires, mais surtout, plus grave, une absence totale de perspective cinématographique de son sujet, se réduisant dès lors à un tract pro-kurde sans relief ni impact qui eût mieux trouvé sa place sur du papier glacé de prospectus que sur un grand écran. La pioche est meilleure avec la distribution d’À travers la poussière, réalisé en 2006 par un certain Shawkat Amin Korki, Kurde d’Irak, un peu plus au fait du langage cinématographique et qui, si limitées que demeurent ses ambitions, se donne au moins les moyens pour qu’elles puissent s’incarner à l’image. Celle-ci, dès lors, acquiert une vie et un discours qui parviennent à la longue (c’est la bonne surprise du film) à excéder modestement les intentions simplistes de l’auteur.
Entre film-tract et et film de deuil
Le film de Korki ne paie pas de mine. Pour aborder l’actualité du problème kurde en Irak, il ne s’embarrasse guère de suggestion ou de circonvolutions, empilant sans sourciller lieu, temps et situations signifiantes. 2003, dans une ville meurtrie du Kurdistan irakien, juste après la chute de Saddam Hussein. Deux combattants kurdes ou peshmerga, un jeune un brin optimiste et un vieux claudiquant et amer, tous deux éprouvés par la répression de l’ancien régime, ravitaillent tant bien que mal la population avec leur camion, quand ils tombent sur un petit garçon seul et éploré sur le bord de la route. Le plus jeune prend le gamin en pitié et décide de le ramener entre des mains sûres, au grand dam de l’aîné qui voudrait poursuivre sa mission au plus vite. Désaccord aggravé par la découverte que les parents du garçonnet ont eu la douteuse idée de le prénommer Saddam (il semble que cela se pratiquait sous la dictature, pour toucher une prime d’État)… De cette situation de départ usant de l’archétype et du symbole jusqu’à la caricature guère atténuée par le jeu très premier degré des acteurs (le personnage de l’enfant n’a pour ainsi dire pas plus de personnalité qu’un ballot encombrant), le road-movie urbain semble se contenter d’enfiler comme des perles les scènes illustratrices de la situation du pays. Des femmes voilées de noir pleurent leurs morts, les deux peshmerga sont tourmentés par des flash-backs compassés des opérations de persécution, des charniers sont fouillés dans la poussière et les larmes, les soldats américains se tiennent à distance de la douleur des autochtones tandis que les fidèles de l’ancien régime menacent toujours. Le tout est narré assez sommairement, sur un ton mi-comique (à l’humour pataud, comme dans les intermèdes des recherches de la mère et de l’oncle du petit) mi-amer, avant que ce soit une amertume teintée d’espoir qui l’emporte à la fin. Les ressorts de récit auxquels Korki fait appel ne surprennent guère, et donc ne touchent que vaguement. Surtout, avec ce récit en forme de tour panoramique du drame kurde dans l’Irak de la « War on Terror » bushienne, À travers la poussière s’entrave du même boulet qui plombait le long métrage de Mansur Tural, Là-bas il fait froid : celui du film-tract sans vraie substance ni nécessité de cinéma, malgré des atours plus soignés.
Si le film finit par exister, c’est moins par ce qu’il clame bruyamment que par la substance filmique presque inconsciente qui transparaît à l’écran, émanant du programme fixé et qui pourtant échappe discrètement à la raideur de la programmation. Le cheminement du road-movie multi-directionnel à travers le lieu à la fois vaste et clos que constitue la zone urbaine meurtrie, la caméra qui ne connaît pratiquement que le mouvement horizontal dessinent un espace limité à deux dimensions et à l’horizon obstrué par les murs accablés par le soleil, où le point de vue se trouve comme plaqué à la terre sèche appelée à charrier des cadavres. L’horizontalité même des déplacements de la caméra et des personnages, jamais pressés et souvent oppressés (par les tensions, l’inquiétude), à travers un environnement endeuillé a quelque chose de l’avancée d’une procession funèbre. Les rares plans rompant cet écrasement, cadrages en plongée sur un véhicule suivant une route, agissent inopinément comme des échappées salutaires, la promesse d’une issue. À travers la poussière reste un petit film sans doute trop bien intentionné pour son propre bien, mais son langage pas aussi primaire qu’il en a l’air lui confère une portée et un intérêt perceptibles.