En présentant le parcours du jeune soldat kurde Ako à travers l’Irak, le réalisateur Hiner Saleem, lui-même d’origine kurde, exilé en France durant la dictature de Saddam Hussein, construit un film aux accents autobiographiques, qui, s’il se veut apolitique, n’en est pas moins une vive dénonciation de l’absurdité du conflit Iran-Irak à la fin des années 1980, et plus particulièrement du racisme et des massacres perpétrés par les Arabes irakiens contre les Kurdes durant la guerre.
Truffé de bonnes idées, Kilomètre zéro l’est sans conteste. Le scénario décrit le parcours à travers le désert irakien d’un soldat kurde, Ako, accompagné d’un chauffeur arabe, figure antagoniste de l’alter ego. Ce duo burlesque ramène à sa famille le cercueil d’un des nombreux « martyrs » de guerre irakiens, cercueil enveloppé du drapeau national sur le toit de la voiture. Étonnant convoi de drapeaux flottant au gré des files de voitures parcourant le pays qui rappelle d’une façon insolite et noire les soldats morts au combat. Le film est ainsi ponctué de détails et de situations frisant l’absurde mais dont la pertinence génère un cynisme décalé et salvateur : Ako levant la jambe durant les combats pour mieux « la sacrifier » et échapper de cette manière au front.
Alors même que cette guerre n’a aucun sens pour le peuple kurde, comme le souligne le personnage d’Ako à plusieurs reprises, embrigadé de force par l’armée irakienne, Hiner Saleem joue avec les symboles officiels du pouvoir de Saddam Hussein pour les ridiculiser et les désacraliser. Ainsi, Ako, après son repas, s’essuie la bouche sur le drapeau du « martyr », ce qui lui vaut quelques coups échangés avec le chauffeur arabe. De même le combat imaginaire du jeune kurde contre ce même drapeau semble bien représentatif d’un État dans lequel il ne peut se reconnaître. À noter également le leitmotiv de la statue de Saddam, transportée sur un camion, dont les apparitions récurrentes et intempestives semblent représenter l’emprise idéologique permanente que le dictateur exerce sur son pays. Figure obsessionnelle qui imprègne le paysage et suit les personnages tout au long de leur périple, l’utilisation ponctuelle de la statue comme élément discordant et signifiant dans la trame du récit fait écho au burlesque développé par le réalisateur tout au long du film.
Toutefois, l’humour noir que Hiner Saleem tente d’instiller dans le scénario ne réussit à poindre que par rares fulgurances, laissant le reste du film marqué par des longueurs et un aspect formel globalement inabouti. L’enchaînement des plans semble en effet manquer de véritable cohérence, en s’éternisant par exemple sur les scènes de road-movie en tant que telles au détriment des situations décalées qu’on aimerait plus audacieuses et fines qu’elles ne le sont. Ainsi, montrer au premier plan une vache sortie de nulle part en train de faire ses besoins devant la voiture n’a pas grand intérêt et stigmatise une certaine lourdeur dans l’emploi de tels détails prétendument humoristiques. La construction des plans paraît assez rudimentaire, avec l’incessante opposition premier / second plan, les personnages passant de l’un à l’autre sans que l’image n’y gagne, que ce soit en esthétisme ou en force de sens. On est loin ici de la finesse éminemment désopilante d’un film comme Intervention divine d’Elia Suleiman (2002) par exemple. De même, si l’ensemble des personnages kurdes se révèle attachant, un certain nombre d’imperfections surgissent, que ce soit dans le traitement outrancier des « méchants » soldats irakiens ou dans le jeu même des acteurs, à l’image de l’envoûtante Selma, dont la beauté ne gomme en rien l’amateurisme.
Décalé et cynique, Kilomètre zéro n’exploite pas suffisamment les bonnes idées qui ponctuent une histoire dont le burlesque garde toujours un côté beaucoup trop plaqué pour faire mouche. Si le propos d’Hiner Saleem est pertinent et aborde d’une manière originale les tensions entre Arabes et Kurdes par l’association forcée d’Ako et de son chauffeur, on peut regretter finalement que la forme nuise ainsi au fond en ne dépassant pas un certain simplisme dans la composition. Dénonciation amère du régime irakien, Kilomètre zéro se clôt sur les cris de joie d’Ako et Selma, réfugiés à Paris, à l’annonce de la chute de la dictature de Saddam Hussein bien des années plus tard. Et là encore, on reste sur une attente, celle d’un regard un peu plus critique, les exclamations de liberté des deux personnages résonnant étrangement dans le contexte actuel de la guerre menée par les USA en Irak avec les conséquences que l’on sait…