À la faveur d’une proposition de la documentariste Mitra Farahani, Jean-Luc Godard et l’écrivain iranien Ebrahim Golestan ont entamé une correspondance entre 2014 et 2021. Tourné à distance (une équipe à Rolle, l’autre dans le Sussex), le film qui en découle avance par tâtonnements discrets, le tempérament de loups solitaires des deux interlocuteurs confinant à une forme de réserve farouche qui interdit entre eux toute discussion à bâtons rompus. C’est peut-être le lot des rencontres au sommet : une anecdote veut qu’à l’époque de la traduction française de Finnegan’s Wake, James Joyce et Samuel Beckett se soient retrouvés tous les après-midi sur les quais de Seine, sans mot dire, de peur que le génie de l’un ne réduisit l’autre au silence à la première parole échangée. De message en message, Golestan et Godard finissent eux aussi par anéantir leurs efforts mutuels, l’un par excès d’érudition, l’autre péchant par solipsisme. À ne pas vouloir comprendre immédiatement la part de jeu au cœur de l’écriture cryptique du Suisse, l’Iranien se trouve vite paralysé, au risque d’éclairer les lettres qu’il reçoit en multipliant les hypothèses souvent érudites, mais toujours stériles. Ainsi d’un quiproquo après un long message manuscrit de Golestan, rédigé en farsi : pour toute réponse, Godard envoie un mail en forme de court poème auquel sont jointes deux photographies, une capture d’écran zoomée et retournée de la lettre de Golestan et un collage de Matisse. En inversant le sens de lecture des graphèmes, Godard sépare signifiant et signifié afin que se révèle le jeu harmonieux des lignes dessinées par la plume de l’épistolier, et leur ressemblance frappante avec le tableau de Matisse. Si l’aveuglement de Golestan face à ce rapprochement foudroyant (il voit là une marque du mépris pour sa propre langue) n’est pas sans évoquer l’hébétude qui touche un jour tout spectateur godardien, ce rendez-vous manqué montre aussi la distance qui sépare l’écrivain, épris de clarté, d’un cinéaste qui a déjà fait ses adieux au langage.
Les deux spectres
L’éventualité d’un échec pousse assez vite Farahani à se défaire de ses ambitions initiales. Petit à petit, ce sont les points de discordance entre les deux interlocuteurs qui donnent sa structure au film. En s’attachant à montrer les apories de l’exercice, À vendredi, Robinson parvient à rendre d’autant plus bouleversants ces rares moments de complicité où quelque chose « passe » entre les deux hommes. C’est le cas notamment lorsque une grave hémorragie envoie l’Iranien à l’hôpital. Pour toute réponse à l’annonce de ce drame, Godard fait parvenir un mail contenant un montage juxtaposant deux images mortifères : celle de Golestan entubé et entouré par ses proches et celle de Godard alité, la mine défaite, après une lourde opération du dos. Le sujet réel du film se dévoile alors en même temps que naît une amitié : l’imminence de la mort fait raccord entre ces deux hommes plongés dans le purgatoire de la vieillesse. Solitude et fatigue constituent le quotidien de ces artistes dépouillés de toute mythologie romantique ; filmés comme des spectres, Golestan et Godard déambulent dans leurs appartements vides de toute présence, monstres sacrés dont le corps finit par se dissoudre peu à peu dans la nuit des contre-jours. Dès le premier plan, Golestan est ainsi séparé de sa silhouette qui se projette, immense, sur les murs de son château comme celle de Dracula dans l’adaptation de Coppola. Godard, de son côté, resplendit par son absence. Filmé dans l’ombre de sa bicoque par Fabrice Aragno (qui cosigne également le montage), il se dévoile d’abord par sa voix d’outre-tombe, comme un codicille tardif à l’esthétique des autoportraits clairs-obscurs qu’il a tournés à partir des années 1980.
Cette mystique du reclus finit par teinter À vendredi, Robinson d’une aura mortifère. Les dernières minutes dessinent ainsi une ligne de partage entre l’infléchissement de la santé de Golestan (qui multiplie les séjours à l’hôpital) et une sorte de dernier retour en enfance de la part de Godard, encore habité par une énergie gamine que Farahani filme avec beaucoup de tendresse. Les selfies burlesques qu’il envoie à son interlocuteur, mais aussi ce moment suspendu où il joue avec un chat dans les rues de Rolle, sont autant de preuves qu’une étincelle de vie rayonnait encore chez le cinéaste à la fin de sa vie. Davantage qu’un homme perdu dans les limbes entre vie et trépas, c’est une figure tenant de l’extrême vieillesse et de la jeunesse fringante qui se dévoile ici, comme le montre le tout dernier plan – déchirant – du film. Attablé face caméra, le bras allongé et presque inerte, Godard répond à une question de Golestan, puis se sert à boire en silence. Au bout d’un long moment, un sourire enjôleur finit par se dessiner sur son visage. S’efface alors, le temps de ces précieuses secondes, la fatigue de son corps éteint. D’un seul tenant, le plan donne alors à voir, en une antiphrase magnifique, l’union de ce corps tout au bout de la vieillesse et d’un esprit frappeur de jeune rimbaldien, pour l’éternité.