Peu de gens se rappellent son nom : pour cause, le régime postrévolutionnaire a entériné l’oubli que son exil à Rome avait déjà entamé. Né aux abords de la mer Caspienne en 1931, Bahman Mohassess fut pourtant un peintre et un sculpteur incontournable de l’Iran du Shah. Son œuvre alterne natures mortes énigmatiques, sculptures (souvent animales) en bronze aux positions sensuelles, et surtout peintures étrangement habitées, corps sans yeux, teintes noircies et rugueuses, postures mystérieusement inquiètes, à l’image de la toile qui donne son nom au film : Fifi hurle de joie, peint en 1964 pendant un bref retour en Iran, et qui forme un écho rouge et abstrait au Cri d’Edvard Munch. Un beau jour, Mohassess a disparu. Les quelques mécènes, artistes, galeristes, amateurs divers qui retenaient encore son œuvre anxieuse et charnelle l’ont longtemps cru mort. De nombreuses années plus tard, en 2010, l’artiste et cinéaste Mitra Farahani a pourtant retrouvé sa trace dans un hôtel romain.
Fifi hurle de joie est ce qu’on pourrait appeler un film de chevet. Pas dans l’acception habituelle d’un film qu’on aime voir et revoir, parfois coupablement, mais plutôt dans l’idée d’un documentaire reclus et tendre dont le point de vue, le regard, viendrait se placer au chevet d’un homme. Pas vraiment malade, ni même affaibli, Mohassess s’est retiré dans une chambre d’hôtel : un climat de confidences sur l’oreiller baigne la longue conversation à laquelle l’invite Mitra Farahani. L’artiste revient, avec une certaine légèreté, sur sa carrière et sur sa vie, mais les petites trivialités matérielles du quotidien d’un vieil homme viennent se mêler au dialogue : manies, gourmandises, toussotements. À l’instar du Nick’s Movie que Wim Wenders consacrait en 1979 à Nicholas Ray, le documentaire de Mitra Farahani tient autant de l’hommage que du snuff movie : son essence testamentaire condamne peu à peu l’artiste à mourir en même temps que le film – avec un peu de mauvais esprit, on pourrait même soulever un travers presque morbide de la réalisatrice.
À l’image de son truculent personnage, et de son œuvre ambivalente, Fifi est autant joyeux qu’extrêmement triste. C’est un film d’exil, dont la réclusion et la fragilité font résonner une fois de plus le destin tragique des Iraniens (la réalisatrice a elle-même passé quelque temps en prison à Téhéran pour son film Tabous ; on croisera également deux commanditaires expatriés à Dubaï) : on pense régulièrement à Jafar Panahi et son œuvre d’intérieur, condamnée à l’enfermement par le régime islamique. Le peintre-sculpteur a lui-même détruit l’essentiel de ses œuvres. Si le documentaire de Mitra Farahani le réhabilite quelque peu, il ne peut pas tout soigner : l’oubli, la mort, hantent à jamais le film, et la figure de Mohassess, figée dans un sourire de façade, empaquetée dans les cartons qui emportent ses dernières sculptures, semble disparaître à tout jamais.