De tous les réalisateurs européens cherchant de tous leurs efforts une ampleur hollywoodienne, l’Espagnol Alejandro Amenábar est peut-être le plus doué — au moins pour le mimétisme, rendu même plus facile depuis que Hollywood a commencé à le remarquer et à contribuer à son travail. Habile technicien, scénariste malin — avec son comparse Mateo Gil, connaisseur de ses classiques, il est bien à l’aise pour assurer un spectacle honnête et pas honteux, ce dont nombre d’autres apprentis faiseurs de blockbusters en Europe ne peuvent guère se vanter (notamment en France, mais c’est un autre et vaste débat…). Dommage que cette facilité à donner le change en matière de divertissement calibré s’accompagne systématiquement d’un vouloir-dire assez prétentieux et, venant de ce cinéma-là, jamais très crédible.
Conversions
Après le thriller sulfureux sur fond de snuff-movies (Tesis), le thriller onirique (Ouvre les yeux), le film de fantômes néo-classique (Les Autres) et même le mélo démagogique sur le droit de mourir (Mar Adentro), Amenábar continue donc son exploration de genres essentiellement anglo-saxons avec, ici, le film historique mi-péplum mi-biopic. Agora est la reconstitution romancée de la christianisation violente de la ville d’Alexandrie à la charnière entre le IVe et le Ve siècle, alors que l’Empire romain déliquescent se scinde progressivement en deux et que le nouvel Empire byzantin qui en naît prend ses marques. En point d’orgue, la destruction en 391 d’une des sept « merveilles du monde », la bibliothèque royale de la ville, par les chrétiens qui y voient un de ces symboles païens qu’ils démolissent un peu partout autour de la Méditerranée. À la tête du lieu de savoir menacé, une figure féminine historique, l’astronome et philosophe Hypatie, forte et belle tête bien pleine (Rachel Weisz), se consacre à en sauver le contenu et l’esprit de tolérance, faisant front aux fanatismes de tous bords, indifférente — ou croyant l’être — aux désirs dont elle est l’objet de la part de deux de ses disciples : Oreste (Oscar Isaac), futur préfet impérial chargé d’arbitrer tout ce chaos, et Davus (Max Minghella), l’esclave préféré de la demoiselle, qui rejoindra par dépit les rangs des soldats du Christ.
Effusions
C’est triste à dire, mais depuis le 11-Septembre et ses conséquences auxquelles on assiste encore, évoquer des guerres de religion au Moyen-Orient dans un film ne peut guère paraître tout à fait innocent. Difficile de ne pas penser que ce petit malin d’Amenábar, toujours enclin à manipuler les sujets un peu tendance (snuff-movies, réalité virtuelle, euthanasie), esquisse ici un clin d’œil entendu — et bien facile — à l’actualité. Cela étant, le pont entre passé et présent s’arrête à cette analogie : le cinéaste n’y ajoute rien, reste sagement cantonné à son contexte antique. Mais même dans ces limites, il ne se gêne pas pour forcer le trait : aucun doute ici sur le fait que les affreux de l’histoire — petite ou grande — ce sont les chrétiens, sinistres extrémistes à barbe sombre et tunique noire qui déferlent sur des traditions séculaires, persécutent gentils païens et juifs qui n’ont rien demandé, manipulent le pouvoir.
À moins que cette caractérisation grossière ne soit que le fruit indésirable de cette attirance de l’Espagnol pour la dramaturgie hollywoodienne prompte à user, elle aussi, de ce genre de raccourci. Cet élan d’amour pour un type de cinéma, on ne peut guère le lui reprocher, bien au contraire : on est juste amené à en pointer chez lui le manque de recul, les limites. En fait, il est ici assez plaisant de constater la capacité d’Amenábar à s’émerveiller sincèrement de tout, de voir son talent de faiseur se déployer avec une conviction égale dans des scènes de combats, de mouvements de foules, de baisers, de discours ou de travaux scientifiques sur un bac à sable à la nuit tombée (le bac à sable : parfaite métaphore de ce cinéma d’élève béat, soit dit en passant). Le cinéaste assume son statut de fournisseur d’entertainment dans tous les coins de son film, voulant partager avec le public les multiples versants de son récit — même lorsque la caméra s’enivre de hauteurs, parfois jusqu’au ridicule (beaucoup de plans aériens de la cité, mais aussi de vues de la Terre vue de l’espace, avec les bruits de la ville retentissant dans le cosmos…).
Approximations
Évidemment, un tel empressement à vouloir balayer les grands espaces a ses limites, du moins entre des mains comme celles-ci, vouées à un mimétisme vaguement plus inspiré que le modèle. À force de vouloir tout traiter au même niveau (luttes religieuses, triangle amoureux, avancées de la science), d’aller et venir entre Alexandrie et l’Univers dans lequel son destin est supposé résonner, Amenábar en oublie de creuser les matériaux que sa caméra brasse, a fortiori d’y infiltrer un quelconque point de vue personnel. Romances individuelles et enjeux plus vastes sont traités en surface, mais pas vraiment en profondeur, et ont dès lors bien du mal à laisser des traces, tant ils restent peu incarnés malgré l’application apportée à leur mise en scène. Agora se borne à assurer le spectacle, par la quantité plutôt que par la qualité, et à l’image des ambitions d’émulation de son auteur, ne peut définitivement guère prétendre faire plus.