Dans la poignante dernière scène de People That Are Not Me, Joy s’agrippait au corps de son ex-amant, telle une moule solidement fixée à son rocher, bras et jambes renouvelant leur assaut tandis que l’homme se débattait comme un diable, sans parvenir à rompre l’emprise. Il s’agissait d’une image de lutte dans un lit, filmée depuis le plafond en plan fixe, et dont l’arrêt brutal marquait la vive expression d’un acharnement désespéré. De manière analogue, le spectateur est pris à témoin dès la première séquence d’All Eyes Off Me. La caméra s’attarde sur le récit d’un personnage féminin qui raconte en détail son avortement, au milieu du brouhaha festif d’une soirée. Dépourvu de pudeur, le monologue se veut exhaustif et brut, sans ménagement pour ses auditeurs. Outre la portée politique de l’expérience intime contée, la particularité de cette prise de parole est son caractère imprévisible. Le terrain de son surgissement n’est pas préparé, à l’instar des autres prises de parole décomplexées que le film met en scène. Habitués à exhiber leur intimité dans une société où s’exposer publiquement tend à devenir une norme, les personnages travestissent leur émotivité avec des confessions qui n’ont finalement plus grand-chose d’intime. Et ce que l’on pourrait interpréter comme la simple exposition d’une intimité assumée masque bien souvent une autre urgence : celle de combler les silences qui pourraient trahir la faille d’une vulnérabilité.
Il n’est dès lors pas étonnant que les comédiens soient dirigés comme des performeurs, en cela que les séquences, installant une situation donnée, prennent la forme d’épreuves d’endurance. Cet aspect performatif du cinéma de Ben Aroya, on le retrouve aussi dans la manière d’étirer la durée des plans ; en témoigne cette scène où Avishag et Max sont en train de s’embrasser, marquée par des bruits de succion qui amplifient la position voyeuriste dans laquelle est mis le spectateur. L’usage du gros plan produit une expérience visuelle à la limite de l’haptique qui relève presque de l’art vidéo ou de la performance artistique – on pense notamment à l’œuvre Breathing In, Breathing Out de Marina Abramovic, qui explore les tensions intimes des corps amoureux. Ici, les visages de profil sont d’abord filmés comme des masses de chair palpitantes, dans toute leur plasticité.
De la rixe à la trêve
Par cette approche des corps, la cinéaste aborde l’intime comme un terrain complexe que les personnages explorent à tâtons. En expérimentant le passage du jeu à la brutalité, Avishag et Max s’évertuent à éprouver leurs limites émotionnelles et sensorielles, lesquelles seraient comme endormies ou saturées par une surabondance de signaux numériques et d’interactions quotidiennes. C’est en tout cas l’hypothèse que dessine la mise en scène, en envisageant le smartphone d’Avishag comme un personnage à part entière. Filtre omniprésent entre Avishag et son environnement, l’outil numérique agit de fait comme un catalyseur d’émotions, la scène la plus significative étant celle où la jeune femme se laisse émouvoir jusqu’aux larmes par une vidéo de télécrochet visionnée sur son petit écran. En comparaison, son rapport au réel dénote parfois une certaine apathie qui contraste avec ses accès d’émotivité et agit structurellement sur le récit. Désorientée et insaisissable, Avishag adopte une attitude de plus en plus erratique. La dernière partie se joue ainsi presque dans un autre espace-temps : une maison dans laquelle la jeune femme se coupe de ce qui constituait jusqu’ici son quotidien.
Sa rencontre avec Dror, homme beaucoup plus âgé et à l’écoute de sa propre vulnérabilité, lui offre une expérience inattendue, dans une découverte de l’autre qui ne relève plus seulement du contact physique. À l’écran, la confrontation de leurs deux corps crée un choc esthétique calculé ; leurs physionomies sont si différentes qu’elles défient inévitablement l’œil du spectateur. Les attributs de pouvoir sont de surcroît troublés ; si Dror est plus âgé qu’Avishag, il semble aussi plus inexpérimenté et craintif. Dans un amusant écho à son précédent film, la cinéaste réalise une variation de son finale, avec ce nouveau duo, allongé cette fois-ci à même le tapis, entre la table basse et le canapé. Les silhouettes sont désormais strictement côte à côte, sans s’étreindre. La résistance au mouvement inaugure une nouvelle façon pour Avishag de contraindre son corps, non moins complexe et plus introspective. Le corps au repos et le silence deviennent alors en creux un acte performatif à part entière, un autre rapport à soi et à l’altérité.