Avec ce deuxième film, succès critique et populaire de 1973, George Lucas s’éloignait un temps de la science-fiction pour plonger dans un univers mi-clos mi-nostalgique. Rodéo motorisé d’une jeunesse hésitante, American Graffiti a gardé toute sa fraîcheur et son sens du rythme, et fait définitivement partie de ce cinéma américain qui décida de portraiturer la fin de l’innocence entre les décennies 1960 et 1970.
American Graffiti, réalisé par George Lucas mais produit par Francis Ford Coppola – qui imposera d’ailleurs son final cut personnel – fait définitivement partie de ce cinéma d’entre-deux qui a dépeint avec plus ou moins de succès la génération du baby-boom, séduite par le renouveau (notamment culturel) mais coincée entre un désir accru de liberté et un schéma parental finalement confortable. Largement autobiographique, le film utilise les archétypes spatiaux, temporels et humains de cette Amérique de croissance que le Vietnam fera basculer dans le doute. Moins sensuel que Le Lauréat, il en a pourtant le même thème principal – le difficile passage à l’âge adulte – et la même narration musicale – Simon and Garfunkel chez Nichols, les standards de rock chez Lucas qui renforcent l’univers presque documentaire du film. Benjamin Braddock a donc des petits frères : John, le gentil rebelle, Terry le binoclard maladroit, Steve, le gendre idéal tenté par la subversion adultérine et Curt, le tendre nostalgique. Nous sommes à la fin de l’été 1962 à Modesto – juste après l’assassinat de Kennedy –, moyenne ville de Californie, au moment charnière pour les protagonistes entre la sortie du lycée et l’entrée à l’université. Ceux qui rêvaient d’aller à la grande ville, de quitter papa et maman, de sortir des sentiers battus et policés, sont dans l’hésitation : et de fait, le rêveur sera finalement le seul à partir pour de bon.
Loin du portrait linéaire et flottant, Lucas a construit un véritable ballet mécanique : centre symbolique américain, la voiture est le moteur de l’action (et du cloisonnement). De Buick en Chevrolet, c’est le mouvement un peu vain de cette jeunesse qu’il filme, son errance, ses hésitations. Les jeunes filles en fleurs et les hommes peu assurés paradent à leurs volants, flirtent sur les banquettes arrière, changeant de voitures comme de direction. On sort, on se double, on joue à La Fureur de vivre, mais on retourne toujours au même endroit : le « Mel’s drive-in », autre espace topique d’une jeunesse qui voudrait braver les interdits, boire de la bière, mais finit par un Cherry Coke. Force est de constater que la danse automobile est l’une des réussites du film : le ballet mécanique orchestré par la radio, toujours en fond sonore, représente bien ce mouvement brouillon et cette immobilité certaine d’une génération pas encore tout à fait mûre pour le changement, et pas du tout épargnée par le dysfonctionnement. Les compères et leurs copines sont d’ailleurs régulièrement enfermés par la caméra dans ces voitures qui ne vont nulle part et traînent de rues en rues. On ne s’éloigne jamais vraiment du huis clos : quand les protagonistes en sortent pour participer au bal de promotion, les couples se disputent, et l’ordre minimal tout comme les faibles aspirations s’évaporent au contact de l’extérieur. L’absence quasi totale d’arrière-plan bouche l’horizon, le réduit aux espaces centraux, et lorsque l’un d’entre eux, Curt, sort du bal, il croise des blousons noirs et doit se soumettre à l’ordre de la petite délinquance. Tout est divertissement, et pourtant rien n’est divertissant.
C’est ce sentiment doux-amer que développe et rythme les sketches d’American Graffiti : la lumière artificielle des diners, les éclairages urbains ne peuvent finalement empêcher la pénombre de s’engouffrer. Le son permanent de la radio est à l’image de la lancinante et perpétuelle quête d’un autre mode de vie censuré par l’acceptation et la mollesse un peu dépressive de ces jeunes adultes qui reculent devant chaque obstacle. Les portraits croisés se fondent finalement en un seul et unique tableau. Évidemment, le film reste assez gentil, et comme on le sait, est l’influence principale de la série non moins gentille Happy Days avec le même Ron Howard (Steve). La lettre du film est cependant bien différente : elle écrit le vide affectif d’une jeunesse perdue et incapable de sortir d’une norme installée, et le drame à venir, souligné sobrement par l’épilogue qui annonce la mort de l’un des protagonistes à An Lôc. À croire que la sagesse de Maître Yoda ne les avait pas encore frappés, et que George Lucas, assez à l’aise dans le détournement un brin narquois et désabusé du road-movie, aurait pu poursuivre également cette veine plus personnelle.