Károly Makk, l’un des premiers artisans du renouveau cinématographique hongrois, réalise en 1971 Amour, prix du Jury à Cannes la même année, alors que l’ouverture progressive du monde communiste laisse échapper quelques pommes de discorde culturelles. L’adaptation des nouvelles de Tibor Déry dresse un portrait de femmes en lutte discrète contre le cloisonnement au premier rang desquelles Luca, jeune femme esseulée par l’emprisonnement de son mari en 1953.
Le Nouvelle Vague hongroise, longtemps éclipsée par sa voisine tchèque, réapparaît peu à peu grâce à la restauration de plusieurs œuvres remarquables : en 2015, Les Sans-Espoir avait ouvert la voie de la (re)découverte des représentations, métaphoriques chez Miklós Jancsó, ou plus directes ‑comme ci-présentes dans le film de Károly Makk restauré par Clavis Films- de la dictature de Rákosi. C’est au tour d’Amour de resurgir des cartons de la sélection officielle de Cannes Classics : on y retrouve un noir et blanc impressionnant de froideur tirant peu à peu vers la lumière ‑car Makk a l’optimisme plus visible que Jancsó‑, et une vision plus frontale des destinées humaines sous l’oppression communiste. Au fil des scènes introductives d’Amour, c’est d’abord le cloisonnement d’une vieille dame qui fait office de miroir social : madame se meurt, madame n’est pas encore morte. Luca, sa belle-fille mutine mais dévouée, vient égayer le quotidien de son aînée : la pendule qui harcèle de son tintement l’âme errante près des eaux du Styx, la lumière du jour qui ne rentre plus qu’affaiblie derrière des verrières embuées… la vieillesse en somme, celle qui enferme l’être dans le temps et dans l’espace.
Ô temps, reprends ton envol
C’est par l’instantané que Makk la définit de la manière la plus imaginative : la vieille ressasse, oublie, espère encore, mais ne se souvient et ne rêve plus que par bribes. Le réalisateur hongrois en a retiré une très belle idée de mise en scène : il retranscrit les souvenirs de la vieille, puis ceux des autres personnages, comme des clichés immobiles, des apparitions d’images figées dans le film mais vivantes, qui échappent à la possibilité du temps long et enferment en elles les sentiments paradoxaux de fugacité et d’éternité. Et peu à peu, le film s’attache à l’attente d’autres femmes, notamment celle de Luca qui semble se fondre dans le décor avant de l’envahir. Empreinte de la gravité pleine du courage des combattantes du jour le jour, elle garde l’espoir de revoir vivant un mari enfermé pour ses convictions. L’atmosphère politique prend forme par les brimades subies (Luca perd son appartement, son travail, ses amis) et par la surveillance de quelques gabardines, mais c’est surtout ses effets que Makk filme : l’aliénation de Luca par la répétition des tâches, les allers-retours, c’est l’attente suprême, l’impossibilité de la parole et la suspension du temps.
Tourné en 1971 bien que situé en 1953, Amour est enfin le film de la fissure : au sens propre du terme d’abord, tant il insiste sur les travées de Buda, les craquèlements des façades et les ruissellements de le pluie lourde et encore fraîche des printemps continentaux. Au sens figuré ensuite, car si l’orage ne menace pas d’exploser, il s’insinue dans tous les pores du corps social mis en scène : il est aisé de faire, plus de quarante ans plus tard, une lecture métaphorique de l’éclatement du communisme hongrois. Mais les forces qui portent Luca, la solidarité, le désintéressement, la renaissance par l’intériorité de l’individu ‑intériorité parfaitement retranscrite par un montage on ne peut moins linéaire qui suit les ébauches émotionnelles de ces femmes‑, sont autant de revendications politiques qui contrecarrent le carcan autoritaire de l’époque. Károly Makk a d’ailleurs, à l’époque, demandé l’autorisation de la censure pendant six ans avant de l’obtenir… les autorités ne s’y étaient pas trompées. Quoi de plus révolutionnaire qu’un amour éperdu qui refuse de rentrer dans le rang ?