Alors que le vent des révolutions européennes de 1848 a faibli et que le Compromis de 1867 a établi la double monarchie d’Autriche-Hongrie gouvernée par les Habsbourg (en l’occurrence François-Joseph), les geôles de la répression anti-parlementaire font toujours florès. Le leader de la révolution avorté, Lajos Kossuth, est en exil. Au beau milieu d’un désert, l’une des prisons du régime tente de débusquer les derniers partisans du Blanqui hongrois. Redécouverte de cette fin d’année, Les Sans-espoir affirme la volonté de faire surgir l’humanité d’un espace d’où la violence est sans cesse prête à surgir d’une image faussement posée.
D’un mur à l’autre
Miklós Jancsó, mort en janvier 2014, est probablement le représentant le plus éclatant d’une génération de réalisateurs hongrois dont la présence sur la scène cinématographique fut parfois amoindrie par des voisins non moins éclatants (pensons à la Nouvelle Vague tchèque de Jiří Menzel ou Věra Chytilová)… et par une vision globalisante à l’ouest d’un cinéma dit « d’Europe de l’est » qui a pourtant autant de tons que de territoires. Il y a, certes, une même représentation suggérée de l’oppression dans des années 1960 encore marquées par l’omniprésence communiste et une même possibilité : l’appréhension de l’histoire comme fil temporel, comme rattachement à un présent difficile à analyser à chaud, et tout simplement à montrer dans un contexte de surveillance permanente. Miklós Jancsó va donc tourner autour d’une figure patriotique -qui a l’avantage de réconcilier tout le monde en Hongrie : celle de Lajos Kossuth, porte-étendard de la révolution de 1848 à Budapest, et des « déviationnistes » de l’époque qui l’ont suivi.
Que la lumière s’éteigne
Les Sans-espoir est le premier succès international de son réalisateur et l’entrée de celui-ci dans la chronique paysanne militante. Son ancrage dans le monde de la terre marginalisé par les révolutions urbaines et la révolution industrielle apparaît dans la reconnaissance de ces Sans-espoir, oubliés du progrès, vagabonds jetés sur les routes de la steppe et de la délinquance par la stabilité des inégalités sociales. Images ombrageuses d’un peuple miséreux et opprimé, ces brigands, représentants de la résistance active pour la plupart, sont enfermés dans une prison sans limite géographique. Une porte, certes, en marque la fermeture. Mais c’est surtout l’extérieur, le désert, la puissance néantisante d’un espace infini et sans projet, qui définit les contours de l’espace cinématographique de Jancsó. Le cinéaste filme un système concentrationnaire où le vivant comme le mort sont anonymes. Il fait surgir un monde sans couleur, tiraillé entre l’âpreté d’une obscurité éclaboussée par l’éclat d’une lumière trompeuse, plus accablante qu’éclairante.
La porte ouverte est fermée
Il n’y a, dans le monde dépeint par Jancsó, aucune place pour la solidarité, pour l’humanité altruiste stricto sensu. Le seul espoir des uns est la collaboration avec l’ennemi, celui des autres la dénonciation. Réputé pour ces films soigneusement chorégraphiés, le cinéaste hongrois a plutôt préféré ici la simplicité à la virtuosité : Les Sans-espoir témoigne d’une totale absorption de l’image par son objet. Le cadre épouse les formes de l’arbitraire, de la volonté assassine, du désespoir. Si les corps, les expressions, les relations humaines et les trajectoires individuelles sont évidemment autant de suggestions d’un lourd présent -Jancsó sera d’ailleurs obligé, à la sortie de son film, de déclarer publiquement que celui-ci est et restera une pure fiction sortie de l’imagination fertile de son auteur-, les confrontations (visuelles ou hiérarchiques) tendent à l’universel ; cet universel si dangereux pour les uns, si évocateur pour les autres.