Ours d’argent au festival de Berlin, Ana mon amour s’attache à dépeindre l’équilibre de pouvoir fragile qui sous-tend l’amour lorsque des troubles psychiques s’invitent dans le paysage classique de l’idylle. Ana et Toma sont étudiants en lettres et ils tombent amoureux. Malheureusement, elle souffre d’accès de dépression qui viennent régulièrement altérer une relation qu’ils voudraient fusionnelle. Entre incompréhension de l’entourage et démarches psychanalytiques d’Ana pour comprendre ses troubles, le long parcours de ce jeune couple d’intellectuels roumain a donc le mérite d’examiner un péril particulier pesant sur toute romance. Il n’est pas question ici de tiers séducteur mais d’un mal qui viendrait de l’intérieur, d’une solitude irrémédiable et douloureuse difficilement apaisée ou absorbée par l’Autre. Au fil d’une narration volontairement disloquée alternant entre souvenirs tumultueux et présent déliquescent, Călin Peter Netzer déploie avec une certaine grâce mais non sans pédagogie une méditation sur l’amour dévorant comme maladie du malheur.
Maladie d’amour
L’une des forces du film consiste à filer avec constance et justesse la métaphore de l’amour comme maladie. Dès l’amorce, la figure d’Ana captée lors d’une séance de séduction est inquiétante, échevelée, la peau diaphane et mal à l’aise dans son enveloppe corporelle. Prise d’une crise d’angoisse qui ressemble à une communication avec l’au-delà, elle a tout des fantômes chers à Edgar Allan Poe, celles qu’on ne peut aimer que parce qu’elles sont déjà mortes. Le premier acte sexuel est déjà une autopsie. À cet égard, durant les deux tiers du film, le corps d’Ana pris de paralysies sporadiques est mis en scène comme celui d’une patiente qu’on ne cesserait d’ausculter. Si les bureaux de docteurs défilent, Toma est le médecin en chef : il répond pour elle, il la scrute sans relâche, ventriloque ses maux et la scène d’amour filmée crûment ressemble à un remède de plus qu’il tenterait d’administrer. L’intelligence du film est de renverser la perspective et de montrer que son amour entretient la souffrance car il est lui-même une folie monomaniaque, une fermeture claustrophobe, faisant écho aux relations toxiques des parents des deux jeunes gens. La discussion inaugurale sur Nietzsche et les surhommes, ceux qui fuient les peurs et les instincts, a pour fonction d’introduire la métamorphose visible de Toma. Initialement vigoureux et drôle, il cède à une forme de charité excessive, s’affaisse progressivement, perd ses cheveux et son aplomb. Il y a dans ce transfert de force physique palpable une image saisissante des amants comme vases communicants entre lesquels se répartit toujours inéquitablement le poison de la dépendance.
Parler
En effet, le vampirisme mutuel désiré par Ana et Toma ne réussit pas à combler le gouffre d’incommunicabilité qui les sépare et que symbolisent bien les absences d’Anna : sans cesse questionnée, elle passe la première moitié du film dans un mutisme douloureux que commente continuellement son compagnon. La structure narrative du film illustre que la véritable guérison passe par la conquête d’une parole solitaire, que l’autre ne pourrait pas coloniser. En effet, le récit ne se déroule pas linéairement de l’apogée à la chute. Entrecoupée de scènes de divan chez le psychanalyste, la romance est réorganisée subjectivement selon l’ordre du souvenir de Toma, réagencée par associations d’idées et nœuds traumatiques. À cet égard, les ellipses et les prolepses sont intéressantes car elles reflètent davantage les obsessions personnelles du jeune homme qu’elles ne retranscrivent fidèlement le cours des événements. Le plus beau moment est peut-être celui d’une confession à un prêtre où, dans la quiétude de l’Eglise, nous ressentons nous-même le soulagement que constitue cet épanchement salutaire. La réponse de l’homme d’Église est exemplaire car elle met moins l’accent sur la nécessité de trouver sa voie dans Dieu que dans celle de faire enfin entendre sa voix pour ne pas se condamner au malheur. Ana la trouve tardivement et l’on regrette les conclusions freudiennes finales un brin trop explicatives qui associent la névrose amoureuse du personnage masculin à son enfance mélodramatique éclipsant par là-même la singularité de celle qui l’avait inspirée.