Un goût de Disney, des couleurs de Disney, des notes de Disney, mais pas tout à fait du Disney… Voilà une tentative de résumer les ambitions nourries dans leur longue carrière commune par Don Bluth et Gary Goldman, vétérans de l’animation traditionnelle américaine, transfuges du studio aux grandes oreilles qui, sous le prétexte de renouer avec « l’âge d’or » de celui-ci, ont contribué à effriter son monopole sur leur medium. Démarrant dans une indépendance difficile (leur Brisby et le secret de NIMH, aujourd’hui culte, ne fut pas des plus rentables à sa sortie en 1982), s’essayant même au jeu vidéo (Dragon’s Lair), ils ne goûtèrent à un franc succès pour la première fois que par la grâce d’un partenariat avec Steven Spielberg qui leur permit de produire les ambitieux Fievel et le Nouveau Monde (1986) et Le Petit Dinosaure et la Vallée des merveilles (1988), lesquels confirmèrent que le long-métrage animé américain avait bien une vie hors du monde enchanté de Burbank. En 1994, après une période moins glorieuse, les deux compères furent appelés à fonder le département animation de la Twentieth Century Fox, où ils livrèrent en 1997 leur plus gros succès public, Anastasia, puis en 2000 le cuisant four Titan A.E. qui entraîna la fermeture du studio. À l’arrivée : un parcours commercialement en dents de scie (mais dont quelques titres ont rattrapé leur public en vidéo) et artistiquement inégal. Mais du meilleur de l’artisanat du tandem, on retiendra cette ambition, portée par une technique toujours sûre, de concilier la tradition narrative et d’y manifester des signes de maturité auxquels le grand rival a peu habitué le spectateur de l’époque, que ce soit dans les thèmes abordés (récurrence de l’exil dans leur œuvre), la préférence à enchanter le réel ou l’Histoire — voire la préhistoire — plutôt qu’à s’isoler dans la féerie, ou ces moments où le récit attendu se teinte de trouble (les crises de communauté dans Le Petit Dinosaure). Soit une façon d’être un peu plus qu’un « Disney bis ».
Enchantement sous cloche
Anastasia, qui ressort cette semaine à l’occasion de son vingtième anniversaire, n’est pas la plus immédiatement attachante des œuvres de la fine équipe. Ses auteurs semblent avoir voulu jouer la sécurité en collant de plus près que jamais à la sirupeuse formule Disney, et son entrée en matière a de quoi faire grincer des dents, entre numéros chantés techniquement lourds pour les oreilles (tentatives de suivre un modèle de qualité déjà variable) et menace du retour en fanfare du conte de fées niais avec oppositions manichéennes. Pourtant, à l’arrivée, il se sera avéré plutôt sympathique, parce qu’en filigrane de ses limites évidentes il aura révélé un certain esprit, la lueur d’une âme. Relecture hautement fantaisiste de la chute de la dynastie Romanov et de la légende sur une hypothétique héritière survivante, Anastasia met toute l’emphase plastique dont les réalisateurs sont capables à dépeindre la vie d’aristocrate russe comme une capsule d’enchantement appartenant au passé, mais qu’il s’agit de maintenir en vie derrière sa vitrine, en exil (une boîte à musique étant une métaphore idéale de cette muséalisation des joies anciennes). La menace : le moine Raspoutine converti à la sorcellerie et ayant conclu un pacte avec des forces démoniaques pour vaincre la mort, provoquer la révolution d’Octobre (!) et mettre tout en œuvre pour tuer la petite dernière de la lignée (d’abord par vengeance contre le tsar et sa famille, puis… parce que c’est le méchant, voilà tout).
Le réalisme historique et social est évidemment le cadet des soucis de Bluth et Goldman, mais il faut bien passer cette désinvolture, et l’efficacité occasionnellement oppressante de la mise en scène et en musique, pour réaliser que leur approche n’est pas sans vertus. On note les quelques libertés que le film prend avec l’exercice imposé des numéros chantés, comme le premier où il introduit une voix au propos dissonant (tandis le peuple chante en chœur la rumeur qu’Anastasia a survécu, un homme célèbre le profit qu’il va tirer de cette opportunité d’arnaque). Et puis, sa façon d’enluminer les fastes révolus de la cour des tsars contient sa propre limite. L’enchantement passé peut être retrouvé, mais il ne sortira jamais de sa capsule. Anastasia est à sa recherche, mais elle-même a glissé par la force des événements de l’autre côté, celui du peuple et de ses luttes pour survivre au présent, et si elle s’accroche à cette quête pour dissiper ses doutes sur son identité (aspiration quelque peu forcée par le scénario), elle ne sera jamais convaincue que sa place est dans cette vitrine, à côtoyer de nouveau un monde disparu.
Quant à Raspoutine, on ne reprochera pas à Bluth et Goldman de sacrifier à cette tradition-là : celle des méchants à la noirceur sympathique, dont les vociférations, les ricanements et les roulements d’yeux se montrent plus comiques qu’effrayants et neutralisent tout soupçon moraliste, sans parler de l’indispensable âme damnée, ici Bartok la chauve-souris albinos dont la soumission au maître ne manque pas de malice. Et les réalisateurs d’enfoncer le clou en traitant, dans une séquence, le corps du sorcier mort-vivant comme un puzzle bondissant évoquant quelques attractions macabres du forain Tim Burton.
Vertigo sans vertige
En vérité, la principale déception inspirée par Anastasia se situe sur ses ambitions scénaristiques affichées, prometteuses d’un trouble qui ne se concrétisera jamais vraiment. S’inspirant du film homonyme réalisé par Anatole Litvak en 1956, il fait se croiser deux méprises en préambule d’une possible rencontre amoureuse. Amnésique suite à une chute pendant sa fuite du palais impérial alors qu’elle était enfant (chute qui l’a empêchée de suivre sa grand-mère l’impératrice douairière en exil), Anastasia erre à Saint-Pétersbourg à la recherche de son destin et de son identité. Dans cette même ville, un jeune homme nommé Dimitri recherche une jeune fille ressemblant à Anastasia pour quitter le pays et aller escroquer la grand-mère. Il connaît un peu Anastasia : autrefois garçon de cuisine au palais, il s’en était amouraché, et l’avait même aidée dans sa fuite. Les deux jeunes gens finissent par se croiser, mais ne se reconnaissent pas, et c’est ainsi que comme dans le Vertigo de Hitchcock, Dimitri convainc Anastasia de jouer… son propre rôle. Voilà qui laissait rêver d’un peu de piment ; malheureusement, les lois des résolutions scénaristiques hollywoodiennes veillent, et le rapport des personnages à leurs souvenirs enfouis est trop schématiquement traité (révélations et reconstitutions par bribes revenant opportunément en mémoire) pour susciter un intérêt plus que fugace. Ce n’est pas dans ce film que le pas du cinéma d’animation américain vers l’âge adulte sera totalement franchi ; mais, dans ses limites comme dans ses éclats, ce bruyant tour de montagnes russes reste étonnamment honnête, et moins niais qu’il ne peut feindre de l’être.